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LES PROPOS D’ALAIN

de Beaune seront râpées comme les genoux d’un pauvre homme. Le chroniqueur que je lisais l’autre jour et qui se lamentait là-dessus disait une chose singulière qu’il avait lue dans de vieux bouquins : c’est qu’au XVIe siècle déjà les vignes de Bourgogne périrent, à l’exception d’un tout petit clos de Vougeot que des moines parvinrent à conserver ; puis ces vignes firent souche de nouveau, et refirent un vêtement aux précieuses côtes d’or. Le chroniqueur se bornait à signaler le fait, attribuant sans doute ces événements à des circonstances du climat.

Je croirais plutôt que nous sommes en présence d’un de ces mouvements rythmés qui brodent sur la Nature, comme des navettes, allant et venant, et dessinant l’histoire. À première vue, non. Si le végétal ne disparaît pas pour toujours, il devra, croirait-on, composer avec ses ennemis, selon un régime que seules les pluies, les grêles et les gelées pourraient troubler. Mais pensons-y mieux. Nous pouvons appliquer aux petites bêtes qui dévorent la vigne la fameuse loi de Malthus, dite aussi loi de Population, que l’on peut énoncer ainsi : les animaux se multiplient plus vite que leurs aliments. Si les choses se passent ainsi, la vigne, à mesure qu’elle s’étend, nourrit des ennemis qui deviennent bientôt plus puissants qu’elle ; elle mourra. Mais, en mourant, elle les affame et les tue ; si donc quelque clos est conservé (et notons que ce sera toujours le meilleur), de nouveau la vigne repart et conquiert les champs, grâce à l’avance que cette dernière victoire lui donne sur ses ennemis. Puis, de nouveau, ses ennemis la rattrapent et la dépassent, s’il est vrai, comme veut Malthus, que les animaux se multiplient en progression géométrique comme 2, 4, 8, 16, pendant que les aliments se développent en progression arithmétique, comme 2, 4, 6, 8.

Cela donne quelque idée de ce qui se passe sur la planète. Le progrès n’est jamais continu ; tout va par flux et reflux. Un géant, des milliards de fois plus grand que nous, et pour qui un siècle serait ce qu’est pour nous le dixième d’une seconde, s’il tenait nos vignobles sous son microscope, verrait des ondes de vignes, et dirait que la vigne est une chose qui vibre. Au contraire, les petites bêtes, s’ils ont des philosophes et des académies, enseignent sans doute que le progrès est continu, et que leur espèce doit finalement triompher. A la vérité, ils travaillent bien à une espèce de progrès, qui est à conserver les meilleurs clos et à rendre le vin meilleur, mais ils ne s’en doutent point. Leurs montres tournent trop vite.