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LES PROPOS D’ALAIN

pêcheur, vous ne trouverez pas trace de raisonnement ni de géométrie ; vous y trouverez seulement un attachement stupide à la coutume, qui suffit pourtant à expliquer ce progrès et cette perfection dans les œuvres. Et voici comment.

Tout bateau est copié sur un autre bateau ; toute leur science s’arrête là : copier ce qui est, faire ce que l’on a toujours fait. Raisonnons là-dessus à la manière de Darwin. Il est clair qu’un bateau très mal fait s’en ira par le fond après une ou deux campagnes, et ainsi ne sera jamais copié. On copiera justement les vieilles coques qui ont résisté à tout. On comprend très bien que, le plus souvent, une telle vieille coque est justement la plus parfaite de toutes, j’entends celle qui répond le mieux à l’usage qu’on en fait. Méthode tâtonnante, méthode aveugle, qui conduira pourtant à une perfection toujours plus grande. Car il est possible que, de temps en temps, par des hasards, un médiocre bateau échappe aux coups de vent et offre ainsi un mauvais modèle ; mais cela est exceptionnel. Sur un nombre prodigieux d’expériences, il ne se peut pas qu’il y en ait beaucoup de trompeuses. Un bateau bien construit peut donner contre un récif ; un sabot peut échapper. Mais, sur cent mille bateaux de toute façon jetés aux vagues, les vagues ramèneront à peine quelques barques manquées et presque toutes les bonnes ; il faudrait un miracle pour que toujours les meilleures aient fait naufrage.

On peut donc dire, en toute rigueur, que c’est la mer elle-même qui façonne les bateaux, choisit ceux qui conviennent et détruit les autres. Les bateaux neufs étant copiés sur ceux qui reviennent, de nouveau l’Océan choisit, si l’on peut dire, dans cette élite, encore une élite, et ainsi des milliers de fois. Chaque progrès est imperceptible ; l’artisan en est toujours à copier, et à dire qu’il ne faut rien changer à la forme des bateaux ; et le progrès résulte justement de cet attachement à la routine. C’est ainsi que l’instinct tortue dépasse la science lièvre.

XXXIX

On sait que les vignes de Bourgogne sont assez malades. Une foule de petites bêtes, comme vers et mouches, s’attaquent aux racines, aux fleurs, aux fruits. On peut prévoir que bientôt les côtes de Nuits et