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LES PROPOS D’ALAIN

ici et là, comme s’il délibérait et mesurait avant d’attacher son fil.

Mais c’est trop lui prêter, et il est probable que les choses se passent bien plus simplement. Il sécrète un collodion, c’est-à-dire une espèce de liquide qui devient fil en séchant. Quelque mouvement qu’il fasse, il accroche ce fil à quelque branche ; et, comme ses mouvements ne sont pas vifs, il se trouve bientôt entouré d’un tissu léger qui l’empêche d’aller où il veut. Le voilà qui cherche sa route, toujours tendant de nouveaux fils, et principalement du côté où il reste encore un peu de jour. Ainsi, pendant qu’il tâtonne, le cocon se fait très régulièrement. Vous expliquiez son industrie par une fin ; mais j’en aperçois les causes. Ce n’est pas pour s’enfermer et pour s’endormir qu’il fait un cocon. Il fait un cocon parce qu’il sécrète de la soie, et il s’endort parce qu’il est emprisonné. Vous supposiez bien inutilement, dans cette grosse tête, des idées et des projets qui n’y étaient point.

Il faut proposer cet exemple à ceux qui cherchent ce que peuvent bien penser les fourmis, les abeilles, les oiseaux et les chiens. Mais mon ver à soie et son cocon peuvent instruire aussi ceux qui cherchent à deviner les idées d’un homme d’après ses actes. Car il ne manque pas de généraux qui font leur plan après la victoire, ni d’hommes d’État qui dressent leurs projets quand ils sont retirés à la campagne, et en considérant ce qu’ils ont fait. Ce n’est pas parce qu’ils hochent gravement la tête que je serai leur dupe ; je ne prendrai point l’hésitation pour délibération. Pendant qu’ils se donnent l’air de penser, le fil sèche ; et il faudra bien qu’ils fassent leur cocon selon les circonstances. Une fois dedans, et déjà momies, ils disent qu’ils l’ont fait parce qu’ils l’ont voulu ; mais je crois qu’ils l’ont voulu parce qu’ils l’ont fait.

XXXVIII

Les barques pontées sur lesquelles les Bretons de l’île de Groix vont à la grande pêche sont des mécaniques merveilleuses. J’ai entendu un ingénieur qui disait que le cuirassé le mieux dessiné est un monstre, comparé à ces gracieuses et solides coques, où la courbure, la pente, l’épaisseur sont partout ce qu’elles doivent être. On admire les travaux des abeilles ; mais les travaux humains de ce genre ressemblent beaucoup aux cellules hexagonales de la ruche. Observez l’abeille ou le