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LES PROPOS D’ALAIN

et ordonne d’après cette « idée directrice » le prodigieux travail de la nutrition et de l’élimination, la bataille des cellules amies et des cellules ennemies, enfin, tout un monde en travail, dont un chantier de maçons ne peut donner qu’une faible idée. Autrement dit, il faut admettre que l’œuf ou le bourgeon est traditionaliste ; qu’il se souvient, et qu’il bâtit ses organes en imitant ses ancêtres, à peu près comme un sculpteur sur bois fabrique aujourd’hui une bibliothèque de style gothique.

Or, autant que je puis deviner, mon lierre ne se bâtit pas sur un plan bien déterminé. Chaque feuille se construit suivant le lieu qu’elle occupe. Lorsque la feuille, fille du lierre, se trouve près de terre, c’est-à-dire assez loin du vent et de la lumière nourrice, elle s’étale en doigts minces, comme si elle cherchait les minces raies de lumière qui passent à travers le réseau des feuilles supérieures. Au sommet des branches, la feuille montre une structure bien plus simple, probablement parce que l’air et la lumière la baignent de toutes parts. La feuille de lierre est opportuniste ; elle se développe comme elle peut. Plus simplement, elle vit comme elle peut vivre ; elle pense moins aux ancêtres, et aux traditions du lierre, qu’aux conditions du milieu où elle vit. Elle est plutôt géographe qu’historienne. Elle subit au lieu de vouloir.

Cet exemple est bon à considérer. Je me demande si nous ne supposons pas trop facilement un souvenir directeur et une tradition agissante, alors que le milieu, composé d’un organisme déjà existant et de mille choses autour, est peut-être le seul architecte. L’historien dit : nous avons des toits pointus parce que nos ancêtres en avaient ; mais le géographe dit : nous avons des toits pointus parce qu’il pleut beaucoup en Normandie. Fermons notre livre d’histoire, et allons voir des feuilles de lierre.

XXXVII

Lorsque le ver à soie, accroché aux branches de la bruyère, se met à filer autour de lui, tend des fils d’une branche à l’autre, disparaît dans un nuage de soie floconneuse, et s’enferme enfin dans un cocon où il deviendra chrysalide, on jurerait, d’après l’apparence, qu’il sait très bien ce qu’il fait. Voyez comme cette grosse tête se balance