Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LES PROPOS D’ALAIN

entrent dans vos vieilles idées ; vous vous reconnaissez en les reconnaissant. À quoi me servent les noms latins, dont vous voulez vous moquer ; votre moquerie est une scolastique aussi ».

Ainsi argumentaient l’histoire et la géographie, comme elles se composaient dans cette corolle bleue. Mais tandis que la fleur faisait le présent et l’avenir avec du passé, le professeur faisait du passé avec le présent. Ce sont des pensées d’automne. Les pensées printanières font l’histoire, au lieu d’écrire l’histoire, et font des maisons neuves avec les vieilles pierres. C’est l’invention qui sauve la tradition.

XXXVI

Comme je lisais de merveilleux récits sur le développement des embryons, je fus ramené à mes études biologiques personnelles, qui se firent sans microscope et le long des chemins. Vous aurez certainement l’occasion d’observer quelque pied de lierre qui tapisse un mur bas et se termine en arbuste. Si vous considérez les feuilles, depuis la terre jusqu’aux branches supérieures, vous remarquerez que les feuilles les plus basses sont très largement échancrées, et ressemblent à des mains qui auraient une toute petite paume, et des doigts longs et minces. Les feuilles les plus hautes, tout au contraire, ne sont pas découpées du tout, et s’allongent à peu près comme des feuilles de lilas. Si vous redescendez maintenant jusqu’à terre, de haut en bas, vous trouverez des feuilles de plus en plus larges et de plus en plus échancrées, et vous pourrez former une collection de feuilles qui établiront entre la feuille aux longs doigts et la feuille sans lobe une transition insensible.

Donnez-vous le spectacle de ces feuilles si différentes, qui sont toutes filles du même arbuste, cela vous jettera dans des réflexions sans fin. Car nous sommes portés à croire qu’un vivant, homme, insecte ou feuille, se développe selon un plan qu’il porte en lui, comme si, selon le mot connu de Claude Bernard, « un architecte invisible » mettait chaque élément à sa place. Cette supposition, remarquez-le, n’explique rien du tout ; elle est, en effet, par elle-même, aussi obscure que l’on voudra. Cela revient à dire que l’embryon ou le bourgeon, si petit et si simple qu’on le suppose, « sait » d’avance ce qu’il deviendra,