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LES PROPOS D’ALAIN

cette loi soit la seule loi. Car si toutes les différences doivent s’effacer par un devenir toujours dans le même sens, c’est déjà fait, oui, c’est déjà fait. Ce monde est déjà à l’équilibre. Car, songez-y, le temps n’a point manqué. Si loin qu’on remonte, tout changement, d’après votre loi, était déjà dégagement de chaleur, égalisation, nivellement des températures ; et si quelque énergie remontait ici ou là, ce n’était qu’apparence, et ricochet d’une autre chute, et nivellement dans l’ensemble, comme on voit que de l’eau versée ne s’égalise point sans vagues ni remous. Eh bien, si c’est ainsi, c’est déjà fini, car le temps en arrière est aussi long qu’on veut ; et l’équilibre une fois établi, rien ne peut le changer. Si le monde n’a point de commencement, et s’il va à l’équilibre, il y est déjà. Or, il n’y est point », Ainsi discutaient nos deux Pythagoriciens, pendant que la lune, déjà entamée, montait vers le milieu du ciel en même temps que Mars et Saturne.

XXXIV

Quelques minutes après les premières rafales de l’orage, un torrent d’eau envahit la cour sablée, par mille ruisselets, par nappes impétueuses. Ce fut un petit déluge. Cependant, comme Pierre et Paul, abrités sous la porte, admiraient les tourbillons de feuilles et les éclairs dentelés tout autour du ciel, l’ordre se fit peu à peu à leurs pieds. Les parties les plus faibles du terrain avaient été emportées, en même temps que l’eau se précipitait dans les vallées encore invisibles. Le plus fort du courant creusait bientôt un lit ; tous les ruisselets s’y jetaient ; il y eut dans cette plaine une espèce de fleuve, avec des rives et des affluents ; ainsi se séparaient le sec et l’humide, et un monde sortait du chaos.

Pierre dit : « Voilà une création. Les choses se passent toujours comme si quelque Providence réglait le jeu des forces, afin de bâtir un monde habitable ».

— « Oui, dit Paul, une Providence un peu maladroite, qui tâtonnerait en cherchant quelle est la meilleure place pour la rivière. — Et, ajouta Pierre, c’est tout simplement l’eau qui suit la pente. Quelle avidité dans le regard du premier philosophe, qui, arrêté au seuil de