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LES PROPOS D’ALAIN

cette même eau redescend. Voyez cela s’est fait plus vite que je n’ai su le décrire ; eh bien, voilà un mouvement de marée ; de tout petits peuples, qui auraient des ports sur ces ruisselets, auraient eu, en moins d’une minute, mer pleine et mer basse, puis encore mer pleine. Imaginez maintenant une vague plus haute de beaucoup, ayant une base plus large et qui mettrait environ six heures à avancer et six heures à reculer, sur une distance de plusieurs kilomètres ; voilà la marée ».

« Mais, ajouta-t-il, tandis que ces petites vagues sont soulevées par le vent, la vague de marée est soulevée par la lune, dit-il en traçant des ronds sur le sable. Pour simplifier, supposons que la terre soit une masse liquide, et que la terre ne tourne point sur elle-même. La terre, comme vous savez, tombe sur la lune, en un sens, avec une vitesse qui dépend de la distance. Donc les parties d’eau les plus rapprochées tomberont plus vite et les plus éloignées, moins vite, ce qui fait que notre sphère d’eau aura deux renflements, ou deux marées, l’une du côté de la lune et l’autre du côté opposé. Supposons maintenant que la terre tourne… ».

« Arrêtez-vous, dit l’instituteur. J’en suis toujours à cette vague qui s’élève et s’abaisse sous mes yeux ; et je crois que je vais comprendre quelque chose. Mais qu’il faut de temps pour saisir la moindre chose ». Déjà le soleil descendait. La vie est courte.

XXXII

« Rien ne se perd, rien ne se crée ». Je n’en suis pas encore, ni vous non plus, lecteur, à bien saisir cette loi dans les événements qui m’entourent. Car il se crée beaucoup de choses, en apparence. Il est né des oiseaux ; il est né des mioches ; les fleurs poussent et le gazon aussi ; ma plume écrit des mots qui n’étaient pas écrits tout à l’heure. Un bourdon butine sur une centaurée ; jamais ni moi, ni la fleur, ni le bourdon, nous ne retrouverons cette minute-là. Tout passe, tout s’use ; et ce promontoire même de rochers qui avance sur la vallée ; cela se voit assez dans les trous des pierres. Tout est nouveau à chaque instant ; tout change d’instant en instant ; tout se perd, et tout se crée. De là de folles craintes et de folles espérances ; de là des prières et des regrets. « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » comme dit