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LES PROPOS D’ALAIN

La lune et les étoiles offrent des changements rapides, et évidemment réguliers, justement assez compliqués pour que l’esprit le moins délié puisse en découvrir la loi presque sans secours. Et c’est en regardant là, sans doute, que les hommes ont pris la première idée d’une connaissance positive. Car les choses qui nous entourent et que nous pouvons manier sont par cela même trop comme nous voulons ou comme la volonté des autres les fait ; c’est une nécessité flexible ; mais, là-haut, c’est une nécessité inflexible. Cette douce lune est hors de nos mains ; d’où nous comprenons qu’il y a une autre manière de saisir, qui n’est pas méprisable. Mais qui sait seulement, je dis pour l’avoir vu et non pour l’avoir lu, que la lune dérive vers l’est, quoiqu’elle tourne vers l’ouest avec tout le ciel ? On sait que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil ; on sait que la lune tourne autour de la terre. Mais c’est un savoir abstrait. La belle lune, ses ombres crues sur les hauteurs, et les blancs lacs de brume dans la vallée sont tout à fait autre chose ; le sentiment ne réchauffe point l’idée ; l’idée n’éclaire point le sentiment. Ce fut un moment sublime, lorsque l’ombre lunaire fit voir une loi.

Nous étions sur une haute terrasse, vers le déclin des rossignols. La lune était comme suspendue, et les jeunes arbres faisaient une ombre nette. Mais je posai mon bâton par terre, juste sur l’ombre, et le mouvement de l’ombre devint sensible aussitôt, jusqu’à me surprendre. Une vieille servante, qui rêvait là sans savoir, en fut émue comme d’un prodige, et ses yeux allèrent bien des fois de l’ombre tournante à la lune immobile. Virgile était comme un beau lac, où toutes les choses se miraient. Mais nos poètes veulent un croissant de lune en plein minuit, et que Vénus se lève le soir à l’horizon. Ainsi notre cœur n’est que désordre, et notre esprit n’est que calcul.

Un soir, comme j’offrais à des syndiqués mon petit bagage de science, et l’astronomie pour commencer, un de ces hommes sévères me dit : « Nous savons ce que c’est ; il y a un canon que le soleil fait partir à midi ; c’est de l’astronomie. Mais dites-moi, camarade, lorsqu’on a faim à midi, et qu’on n’a rien à manger, est-ce de l’astronomie » ? Je restai court. Mais, pourtant, ne penser qu’à ce que l’on peut, est-ce pouvoir ?