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LES PROPOS D’ALAIN

Pourquoi une nouvelle planète, comme les nombres l’exigeaient ? Pourquoi la conservation de l’énergie ? Pourquoi des formules, en toutes choses, et des formules qui prédisent ? Pourquoi ces prodigieuses séries d’hydrocarbures, conformes à des séries numériques, et naissant, pour ainsi dire, sous la plume, avant de paraître dans le creuset ? Tout est nombre. Tout est selon les nombres !

Le Penseur qui grattait la terre n’a jamais fait, sans doute, une autre découverte qui valût celle-là. Après plus de deux mille ans, cette belle pensée porte encore des rameaux et des fruits. Les rois n’ont que des statues et des tombeaux. Vainqueurs et vaincus sont pourris, cadavres sur cadavres. Mais l’esprit de Pythagore voyage avec nous. Comme il l’avait dit un autre jour à Platon, les corps périssent, mais les idées bondissent par-dessus les siècles. Voilà notre vraie histoire. Mais l’historien la méprise ; il aime mieux imprimer sérieusement les radotages qu’Hérodote a écrits pour s’amuser.

XXIX

Hier soir la grande Ourse s’allongeait sur le bord de l’horizon. Cassiopée élevait ses fanaux en zigzag de l’autre côté de la Polaire. Véga, l’étoile bleue, brillait au sommet du ciel. Vers l’occident, Arcturus descendait ; entre les deux, on voyait la Couronne et sa Perle. Au levant s’étendait la longue Andromède, d’où tombaient, plus au Nord, les étoiles de Persée, comme un collier rompu. Ces noms sont anciens ; mais ces parures du ciel sont plus anciennes que les noms. Les bergers chaldéens les voyaient comme nous les voyons. En cette saison, à cette même heure, la première de la nuit, Virgile pouvait les voir sortir de la mer ou s’y plonger, comme les avait vues le pilote d’Énée.

Quand on ramène les yeux sur cette terre, où tout a changé, où tout change si vite d’instant en instant, il est impossible qu’un si grand contraste ne secoue pas la pensée jusque dans son fond. Le torrent se déchire sur le roc ; le roc lui-même s’en va en sable ; à peine les pics granitiques montrent-ils, par leur forme, qu’ils résistent à la neige et aux pluies ; mais ces talus calcaires, ventrus, rayés d’argile, on les verrait couler presque comme de l’eau, si l’on vivait seulement