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LES PROPOS D’ALAIN

dans le monde. En ce temps-là les plus fous avaient du bon temps.

Puis je ne sais quel chasseur attentif arriva à distinguer les chasses qu’il faisait en dormant, et dont il ne restait rien, et les vraies chasses, qui lui laissaient de vrai gibier. Cela ne dut pourtant point aller sans quelque langage, et quelque entente ou société avec d’autres. Je crois que l’homme seul n’arriverait pas à se délivrer des visions. En bref, il est à supposer qu’à mesure que les individus devinrent plus prévoyants et les sociétés plus stables, on arriva à limiter la folie, c’est-à-dire à prononcer sur le possible et l’impossible. Ce fut le rôle des religions et des prêtres. Et ils brûlaient très bien, comme ennemis du sens commun, c’est-à-dire des opinions communes, deux espèces de gens : les fous, qui donnaient l’impossible comme possible ; et les savants non officiels, qui prétendaient au contraire, faire encore l’économie d’un ou deux miracles. Aussi le progrès était lent. Une invasion, une peste, ou le succès fortuit de quelque prédiction de fou suffisaient à ramener les Dieux subalternes.

Il fallait une stabilité et une continuité des institutions pour que le sens commun eût enfin une doctrine, et que l’univers se montrât à peu près sans miracles. Considérez cette comète de Halley, et ce qu’il fallut d’observations concordantes et de calculs rapprochés des observations pour transformer ce prodige en une chose réelle dans le monde. Il fallait à Halley, à Clairaut, à Pingré, à Pontécoulant, non seulement des méthodes de calcul longuement élaborées, mais encore le loisir, la sécurité, et le petit boulanger à leur porte tous les matins. C’est ainsi que tous, mes amis, chacun dans notre métier, nous travaillons à édifier cette Sagesse commune, qui trace enfin l’orbite des comètes et fait rentrer le miracle dans l’ordre. J’imagine un beau mythe, la Concorde chassant les Dieux.

XXVII

Les plus récentes recherches sur l’antisepsie ont conduit les savants à réhabiliter l’eau de Cologne et le sucre brûlé sur une pelle rougie. Un demi-sage me dit à ce propos : « Vous voyez que les traditions ne sont pas toutes méprisables ». Mais comment seraient-elles méprisables ? Elles sont faites d’expériences accumulées. Il est peu vrai-