Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

Josué, en priant et en espérant comme il faut, a pu arrêter le soleil.

Si nous comprenions bien que toutes les choses sont liées, même quand nous ne savons pas bien comment, nous serions amenés à considérer que l’avenir vient à nous comme cet homme que les jeunes filles voyaient au loin, et qu’il est dès maintenant garde champêtre ou promeneur, Pierre ou Paul. Mais les plus sages d’entre nous sont encore loin de cette sagesse et confondent le désordre de leurs rêves avec l’ordre du monde. Ainsi la prière aura duré plus longtemps que les Dieux.

XXV

Une cheminée est ébranlée par le vent ; elle s’écroule enfin, une pierre tombe sur la tête d’un passant et le tue. Cela fait six lignes pour un journal ; on lit, et on n’y pense plus, tant un accident de ce genre semble d’accord avec le cours ordinaire des choses.

Mais si la pierre tue quelqu’un que vous connaissez bien, alors vous considérez attentivement ce fait, avec toutes ses circonstances, et vous n’arrivez pas à l’accepter ; vous essayez de le nier. Vous vous dites : la cheminée aurait pu résister un peu plus longtemps ; le vent aurait pu souffler un peu moins fort à ce moment-là ; l’homme aurait pu prendre une autre rue, entrer chez le bouquiniste, passer sur l’autre trottoir, s’arrêter pour se moucher, se détourner pour éviter une flaque d’eau ; le moindre changement dans toutes ces circonstances rendait l’accident impossible. Et comme tous ces changements nous apparaissent comme possibles et même faciles à réaliser, nous accusons quelque destin ennemi, qui a voulu cet événement et non un autre.

Ce qui nous trompe dans ces cas-là, c’est qu’une autre action nous paraît possible tout autant que celle qui a été faite ; il n’est pas plus difficile, pensons-nous, à un homme, de passer à droite d’une flaque d’eau que de passer à gauche.

Nous jugeons ainsi parce que nous ne connaissons pas bien la liaison de toutes choses entre elles, et comment les actions des hommes dépendent rigoureusement de leur nature et des circonstances. Un myope se mouillera les pieds ; un distrait aussi, mais pour d’autres causes ; un autre oblique à droite parce qu’au moment où il a vu la flaque d’eau, il avait le pied gauche appuyé au sol et le pied droit en