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LES PROPOS D’ALAIN

avec la marée, le vent et le rocher. L’Inondation est selon la pluie et la pente, la pluie selon le vent, les nuages, la température. Voilà une belle réponse des choses, et un beau langage humain. Nous y tenons, et plus qu’à la vie. Qui voudrait être sauvé de l’eau par un formidable caprice, par une passion de l’eau qui remonterait soudain la pente ? Qui le voudrait, et vivre ensuite dans l’horreur de la prière ?

Nous voulons deux choses : notre salut et l’ordre. L’Univers nous donne certainement l’ordre ; ce n’est pas tout ; mais ce n’est pas peu de chose. Cet imbécile de Pangloss, lorsqu’il disait que tout est bien, brouillait tout, mais disait pourtant quelque chose. Tout n’est pas bien, mais tout est en ordre. La pièce finit mal, mais elle est bien faite.

XXIV

Une naïve jeune fille, qui s’était égarée avec ses compagnes sur les propriétés d’autrui, s’écria en voyant au loin un homme qui venait : « Prions Dieu pour que ce ne soit pas le garde champêtre ». L’absurdité d’une telle prière est assez visible, parce que, quand nous voyons un homme au loin, notre ignorance n’empêche pas qu’il soit dès maintenant ce qu’il est, ou bien Pierre, ou bien Paul. Et, parce que nous hésitons entre deux affirmations, « c’est Pierre » et « c’est Paul », nous n’allons pas croire qu’il hésite, lui, entre deux natures, et qu’il soit tantôt Pierre et tantôt Paul, selon le jeu de notre imagination.

Beaucoup de gens, pourtant, parmi ceux qui se moqueraient de la naïve jeune fille, font souvent la même prière qu’elle, non pas au sujet du garde champêtre, mais au sujet de la pluie ou du froid. Les uns feront des prières pour que ce nuage neigeux ne verse pas ses flocons sur la ville ; d’autres, sans penser à quelque Dieu maître des nuages, se diront à eux-mêmes : « Je donnerais bien quelque chose pour qu’il ne neige pas demain ». Combien de gens accusent la pluie et le vent ; combien disent : « Si pourtant les choses avaient tourné autrement ! » De telles pensées, avant et après l’événement, nourrissent les passions, ravivent les blessures, chassent le sommeil, et, en bref, font souvent plus de mal que l’événement lui-même. Et je crois bien que l’essentiel de l’esprit religieux consiste à croire qu’il y a une espèce de liberté dans les choses, et que quelque