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LES PROPOS D’ALAIN

Car on est toujours servi par des coïncidences tragiques, et surtout par la foi des autres, qui fait arriver ce que l’on prédit. Il y eut des civilisations où cet art tenait lieu de science, ce qui enlevait à tous le moyen et même la permission de distinguer le vrai du faux. De là tyrannie, sauvagerie, règne des passions.

Nous développons tous un autre genre de civilisation, qui exclut complètement celui-là. Et il faut choisir. L’intelligence ne peut voir clair que si elle repousse d’abord ces perceptions innombrables, continuellement modifiées par le cours du sang et des humeurs. Qui veut être savant renonce à être mage. Il fallait choisir ; on a choisi ; chacun de nous choisit à chaque instant. De là ce parti-pris qui étonne, et qui est peut-être le plus beau courage. Démêler, à tout prix. Repousser cette science animale, qui ramènerait le règne des fous et des méchants. Ne pas entendre les sommations de la crainte et de l’espérance. Un croyant est un homme pour qui sa propre humeur vaut preuve. Et contre cette mauvaise science, de Tibère, de Néron, d’Héliogabale, il faut de la volonté seulement ; non pas l’examen et la discussion d’abord, mais, avant toute démarche, un parti-pris invincible, un refus de croire et de s’émouvoir pour croire. Une impiété délibérée. « À bas les Dieux et les prophètes ! » Maintenant jugez d’après les fruits ; nous commençons à soupçonner ce que c’est que la Justice.


XXI

Quand j’eus terminé mes études, je rapportai dans ma ville natale un certain nombre de couronnes de papier, ce qui fit que je dînai une fois ou deux en cérémonie avec les penseurs de l’endroit. J’entends encore l’avocat marguillier, qui voulut donner, au dessert, un morceau de Métaphysique : « Tout a une cause, dit-il ; mais, s’il faut à chaque cause une cause, rien n’est expliqué ; il faut donc une cause sans cause, qui est Dieu ». À quoi je répondais : « Tout a une cause ; donc il faut une cause de Dieu ; alors Dieu n’est plus Dieu. Ou bien, si Dieu est sans cause, il n’est pas vrai que tout ait une cause ». Il y avait, là autour, deux ou trois épiciers qui admiraient poliment. Je suppose qu’en dedans ils se moquaient de nous ; je le suppose, mais je n’en