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LES PROPOS D’ALAIN

grand Spinoza : « Ma maison s’est envolée dans la poule de mon voisin ». Non pas erreur, non pas pensée trouble ou crépusculaire, mais mécanisme dérangé, tout simplement. Fait animal, et finalement fait de machine. L’irréligion est toute dans cette remarque.


XX

Chacun aura à raconter, s’il cherche bien, quelque émouvante histoire de somnambule, ou de pressentiment, ou de quelque chose comme cela. Mais je n’aime pas ce genre de récits ; il ne me plaît pas de les croire vrais ; j’en pourrais même citer, que j’ai constatés, autant qu’on peut constater ces choses, mais que j’ai fini par effacer sinon de ma mémoire, du moins de ma croyance. Oui, j’efface cette science gribouillée, comme j’efface de mon mieux Sauvagerie, Injustice, Guerre. Et, si l’on faisait des miracles quelque part, je n’irais pas y voir.

Je vois ici qu’un esprit religieux bondit contre moi. « Est-ce honorer son esprit ? Quoi ? Si c’est vrai pourtant ? Quel est cet autre fanatisme ? » C’est tout bonnement un fanatisme qui repousse tout fanatisme. L’esprit n’est pas une poubelle à vérités. L’ordre des vérités, et la manière de les connaître, importent beaucoup. Il y a sans doute quelque vérité dans ce vieux préjugé que les fous connaissent l’avenir ; mais, quand tout l’avenir devrait m’être dévoilé, je ne voudrais point être fou. « Savoir ignorer », voilà une belle devise.

N’importe quel vivant, par sa structure, est un récepteur admirable de toutes ondes, sons, lumière, chaleur, effluves d’orage. Et s’il reste à écouter son corps, je ne vois point de raison pour qu’il ne devine pas et ne pressente pas mille choses, car tout s’annonce partout. Hier, sur mon seuil de campagne, regardant vers Paris par une trouée entre deux collines, je me disais : « À cette heure, la tour Eiffel envoie ses messages. Si je tendais un long fil de cuivre bien isolé, et si j’en approchais un autre fil mis à la terre, j’aurais peut-être une petite étincelle à chaque onde ». Et notre corps est antenne aussi, qui reçoit à tout instant une pluie d’ondes annonciatrices. Il n’y aurait donc qu’à s’abandonner aux impressions, à les amplifier toutes en réagissant sans choix, en somme à faire le fou, pour devenir un prophète passable.