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LES PROPOS D’ALAIN

tance, sans virilité. Descartes, lorsqu’il disait que les animaux ne pensent point du tout, mais sont de simples machines, a donné par là un fort coup de balai ; le même homme était arrivé à n’avoir plus de rêves absurdes ; et je ne vois pas en quoi il est plus raisonnable de cultiver les rêves ou les pensées troubles que de se prêter à une peur absurde. Un homme véritable déblaie toutes ces choses.

Un chat assis, immobile, mais dont la queue se tortille comme un serpent, c’est un grand mystère. Mais si je rêve que je porte ma tête dans mes deux mains, c’est un grand mystère aussi, et bien plus émouvant. Si l’on se détourne vers ces pensées de pénombre, si l’on s’exerce à cette mauvaise attention sans objet, on viendra à adorer les bêtes et à interpréter les songes. Mais Descartes l’a fortement dit, ce n’est que mécanisme. La queue de ce chat remue, comme je baille, comme j’abaisse rapidement les paupières ; ce n’est qu’excitation et riposte. Et les rêves bizarres ne sont pas autre chose. Je suis même assuré que les rêves seraient inexprimables et tout de suite sans intérêt, c’est-à-dire oubliés aussitôt, sans une complaisance d’imagination. Et c’est cette faiblesse d’esprit qui fait les fous. Car ces malheureux ont des humeurs changeantes et de vagues esquisses de rêves à chaque instant, comme vous et moi ; mais ils y attachent le plus vif intérêt ; c’est là-dessus qu’ils méditent. Un fou, c’est un parfait psychologue. S’il renvoyait tout cela au mécanisme pur, il serait guéri.

À vrai dire, la leçon n’est pas bonne pour lui ; mais elle est bonne pour tous ceux qui tombent, plus ou moins, à la neurasthénie, par trop de réflexion sur eux-mêmes. Une insomnie n’est pas un malheur, si l’on n’y pense pas ; restez indifférent, et l’animal se guérira tout seul. Dites de toute tristesse, c’est fatigue ; de toute anxiété, c’est estomac trop chargé ; de tout pressentiment, c’est liaison fortuite ; cette manière d’y penser est le moyen de n’y plus penser. De même la vraie pensée d’un chat, c’est la pensée que j’ai d’un mécanisme que j’appelle chat. Si je méprise en moi bien des pensées qui n’aboutissent point, mort-nées en quelque sorte, encore bien mieux mépriserai-je ces pensées de chat que j’essaie de supposer. Bref il faut dormir ou veiller. Pour moi la richesse apparente des mystiques, dans leur demi-sommeil, est une richesse tout à fait trompeuse. Ils se battent les flancs, comme on dit, mais ils ne font qu’une plate théologie, copiée partout. Un fou me dit : « Je suis de verre, je vais me casser ; je suis de beurre, je vais fondre ». Cela ne mérite aucune attention. Je traite ces discours comme cette phrase fameuse par l’usage qu’en a fait le