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LES PROPOS D’ALAIN

approchions d’une espèce de bicoque à moitié dévorée par les branches ; comme j’y portais mon regard, je vis un carton cloué sur la fenêtre pour remplacer une vitre cassée, et sur lequel on lisait le mot « Byrrh ». Depuis je fais hommage à la terre, notre mère, pour toutes les pensées qui me viennent.

Quelquefois aussi l’idée est une réplique de notre œil. Un voyageur me conta que, dans le sable du désert et sous les feux du soleil, il pensait, dès qu’il fermait les yeux, à une espèce de Norwège neigeuse éclairée par la lune. Ce n’était sans doute qu’une image violette répondant à l’image jaune, comme il arrive lorsque nous regardons le soleil ; une tache violette nous suit pendant quelque temps. De telles images, après que nous avons éteint la lumière, forment sans doute l’étoffe de nos rêves. Dans une nuit profonde et loin du bruit, si nous restons immobiles, nos pensées ne vont pas loin. Si ceux qui veulent dormir connaissaient mieux la source de leurs soucis, ils auraient peut-être cinq minutes de patience, et les vagues de la nuit viendraient les alléger et les bercer comme des épaves.

XVIII

Voici, pour les temps de pluie, une espèce de jeu de société. Il s’agit de faire constater par chacun qu’il voit double les objets rapprochés lorsqu’il regarde, dans la même direction, des objets plus éloignés. Je croyais que cette remarque était très aisée à faire ; mais j’ai pu m’assurer, par hasard, que ces images doubles sont souvent niées de bonne foi, et par raisonnement. « Comment voulez-vous, disait quelqu’un, que je voie deux parapluies puisqu’il n’y en a qu’un ? » Pour moi, il me suffit d’élever mon porte-plume à la hauteur de mes yeux, en regardant au delà, pour voir deux porte-plumes encadrant en quelque sorte la chose que je regarde. Mais je ne le fais pas toujours voir aisément aux autres ; et cette résistance vient de ce que, n’ayant pas réfléchi sur la théorie de la vision, ils jugent cette apparence impossible, et la suppriment comme par décret. J’ai lu qu’un ancien philosophe, nommé Timagoras, niait les images doubles, et pour cette même raison.