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LES PROPOS D’ALAIN

du jour. Je vois le dos d’un Monsieur, je m’avance pour lui parler ; je m’aperçois que ce n’est pas mon ami. Court rêve, suivi de réveil. Je me trompe de tramway ; court rêve, suivi de réveil. Nos rêves nous viennent du monde, non des Dieux. C’est notre paresse qui les fait. De là les faux esprits. Ariel est fils de Caliban. Le vrai esprit est celui qui perçoit le vrai monde. La Justice rêvée est humaine. C’est la Justice perçue qui est divine.

XVII

On ne pense point comme on veut. Ce qui fait croire que l’on pense comme on veut, c’est que les idées qui viennent à l’esprit d’un homme sont presque toujours celles qui conviennent aux circonstances. Si je me promène sur le port, le cours de mes idées ne diffère pas beaucoup de la suite des choses que je vois, grues à eau, tas de charbon, bateaux, wagons, tonneaux. Si parfois je suis quelque rêverie, cela ne dure pas plus que l’ombre d’une hirondelle. Bientôt quelque impression vive me remet au milieu des choses présentes ; et, pendant que je veille à ma conversation, au milieu de ces masses qui montent, descendent, roulent, grincent, s’entrechoquent, mon attention se trouve par là disciplinée, et je fixe dans mon esprit des rapports vrais entre des choses réelles.

Mais d’où viennent ces vols de rêveries qui traversent de temps en temps mes perceptions ? Si je cherchais bien, je trouverais presque toujours quelque objet réel, que je n’ai vu qu’un instant, un oiseau dans l’air, un arbre au loin, ou bien le visage d’un homme, un instant tourné vers moi, et versant à mes pieds, dans le temps d’un éclair, une riche cargaison d’espoirs, de craintes, de colères. Nos pensées sont copiées sur les choses présentes, et notre puissance de rêver ne va pas si loin qu’on le dit.

Je me souviens que je m’entretenais de ces choses avec un ami. Nous marchions à l’aventure au milieu des bois. Il demandait si nous n’étions pas capables de tirer des trésors de nous-mêmes comme d’un coffret, sans le secours d’une chose présente. À ce moment-là il me vint à l’esprit le mot « Byrrh », qui n’avait certes aucun rapport avec les arbres et les oiseaux. Je le lui dis. Nous discourons là-dessus. Nous