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LES PROPOS D’ALAIN

ou le microscope. En somme rien n’est plus simple que de se refuser aux preuves.

J’ai connu un homme qui raisonnait supérieurement quand il voulait, et qui d’ailleurs suivait la messe comme la plus engourdie des vieilles bonnes femmes. Je me suis assuré, autant que la chose était possible, qu’il ne pensait jamais ni pour ni contre la religion. Mais, dira-t-on, comment faisait-il ? Question mal posée ; il n’y a rien à faire pour ne pas penser, je dis avec attention et par ordre. C’est penser qui est difficile.

On peut ignorer les faits les plus visibles, dès qu’on ne désire pas les connaître. Un homme très cultivé, et qui passait la moitié de son temps à la campagne, disait, comme on parlait devant lui du mouvement des étoiles : « Ce n’est pas vrai, que les étoiles tournent. On dit les étoiles fixes. Et si elles tournaient, on le saurait ». Ainsi pour constater ce fait si bien défini, il faut encore le chercher des yeux, et comparer la perception au souvenir. Il ne faut donc pas croire que l’on se heurte à la vérité comme à un arbre ; pour se heurter, il faut marcher ; et on ne marche à travers les idées que si on le veut bien ; et encore est-il vrai que, dans ce vaste pays des idées, on peut choisir le lieu de ses promenades, et ne point voir ce qui déplaît. Ainsi, pour abattre une opinion en soi-même, il faut le vouloir expressément, et y revenir, et s’obstiner. Et, remarquez-le bien, là où un nigaud discute, souvent un vieux routier change la conversation. Ce qui fait que le plus intelligent échappe mieux aux preuves.

XV

Cette fin d’hiver, c’est la fête de la lumière. Le soleil éclaire les bois jusqu’au fond. Les troncs jettent des ombres crues ; le ruisseau étincelle ; le bleu du ciel paraît violent dans la fourche des arbres. Les masses, au loin, se perdent dans un brouillard doré. Le soleil brûle. La brise mord. On sent une puissance sans douceur. Ce n’est pas encore le printemps.

Nous étions assis dans un creux ; mais il fallut déloger ; le vent froid coulait comme de l’eau, le long des pentes. Alors quelqu’un dit : « Le soleil d’hiver est menteur ; plus il brille, plus on sent le froid.