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LES PROPOS D’ALAIN

ce genre-là, Taine et Renan, qu’on adorait encore autour de moi quand j’étais sur les bancs du collège. Barrès a aimé ce poison. Pour moi, je n’y ai point touché. J’ai méprisé, par un instinct plus fort que la mode, ces dissertations de psychologues. Il m’a paru insensé de vouloir considérer les pensées et les sentiments comme un spectacle tel quel, simple reflet du grand spectacle. Les choses sont comme elles sont, inertes, solides, lourdes, résistantes ; obstacles et outils à la fois ; sans dignité et sans mandat. J’étais athée et matérialiste en ce sens-là. Mais jamais je n’ai pris des pensées, des sentiments, des « états d’âme » selon le mot à la mode, comme un monde mécanique aussi. Il m’a paru, au contraire, que la volonté était dans ce monde-là comme dans son domaine propre, où elle devait permettre, nier, supprimer, de façon à former non seulement le vrai de ce qui est, mais encore le vrai de ce qui devrait être, la justice enfin. Et qu’ensuite, sans égards pour les choses, il fallait faire la justice dans le monde, comme un artisan fait une brouette ou une poulie ; gardant ainsi, malgré tous les obstacles et pièges, ce que j’appelle la vraie foi et la vraie religion. Tendant aussi, par là même vers l’action la plus pleine. Car ce qu’ils voudraient appeler action n’est que convulsion et courte folie. Ce même esprit, que j’ai pu sauver de tous les naufrages, je crois le reconnaître dans les jeunes qui viennent maintenant à l’âge viril, et je m’en réjouis.

XIV

Quelquefois un homme naïf, réfléchissant sur les opinions religieuses des autres, se dit : « Mais comment ne voient-ils pas les difficultés et les absurdités ? » D’autant qu’il arrive souvent qu’un homme qui a la foi du charbonnier, comme on dit, est assez savant en certaines choses. On se figure à tort que les idées les plus évidentes viennent frapper l’esprit comme un rayon de soleil éclaire les choses et frappe les yeux. Or, ce n’est point vrai ; il faut chercher les idées, et de tout son cœur ; sans quoi on ne les trouve point. Remarquez qu’on peut fermer les yeux et ainsi refuser de voir une chose visible ; mais encore faut-il vouloir contre. Au lieu que, dans le monde des idées, il n’est pas nécessaire de fermer les yeux ; il suffit de ne pas prendre la loupe