Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

au gris, et où les libraires étalent des livres classiques et des sacs d’écolier.


XII

Quelqu’un me disait hier : « Comment, Alain, êtes-vous radical ? Ce n’est qu’obstination. Car enfin tout marche autour de vous ; et je doute qu’une nature purement sincère puisse ainsi se tenir à l’ancre comme un rocher de doctrine, au milieu d’un si grand courant d’idées. Voulez-vous étonner, ou bien gagner un pari ? Parbleu je sais bien, et vous l’avez assez dit, que n’importe quel théologien ramène tous les faits à sa doctrine. Mais c’est souvent aussi un travail sans noblesse ; et je ne trouve point là cette liberté qui se marque quand vous traitez d’autres sujets. Vous auriez donc vos dogmes en politique, comme d’autres en religion. Enfin êtes-vous ici sincère tout à fait ? »

Je conviens que des idées sont des choses ailées. Mais j’aime aussi qu’elles reviennent au colombier. Il faut, il me semble, un point d’appui à la liberté. Bref, sans quelque parti-pris, on est entraîné inévitablement d’un système à un autre ; on voyage parmi les idées ; on est un touriste d’idées. Je n’aime point cela ; cela est trop loin de la nature, la touche trop peu, et à vrai dire ne la change point du tout. En sorte que tel a fait un grand tour par socialisme, anarchisme, monarchisme et autres paysages d’idées, sans rien gagner ; tandis qu’en organisant les idées et les faits selon ma nature, il me semble que j’ai plus de chances de la purger et redresser.

Il y a bien à dire aussi sur la sincérité ; il y a toujours assez de sincérité à chaque instant. Il y a une sincérité d’improvisation, et comme sautillante, qui se fait voir souvent en de vives intelligences, qui pensent par ce moyen échapper aux passions. Mais souvent je reconnais les mêmes passions dans des opinions successives. Au lieu que c’est la passion qu’il faut transformer en raison si on peut.

Je suis né radical ; mon père l’était ; mon grand-père maternel aussi ; et non seulement d’opinion, mais de classe, comme dirait un socialiste ; car ils étaient de petite bourgeoisie et assez pauvres. J’ai toujours eu un sentiment très vif contre les tyrans, et une passion égalitaire. Je montrai bientôt avec cela, comme tous les bons élèves, une grande dextérité de rhéteur, et une aptitude trop visible à com-