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Ils disent que les idées arrivent à l’inventeur tout armées, comme des Minerves. Ils disent que la méthode n’y fait rien et que c’est le mystérieux Inconscient qui élabore les fruits de l’invention. Je voudrais bien comprendre ce qu’ils veulent dire. Je voyais l’autre jour un de ces hommes supérieurs, assez connu pour être inattentif aux petites choses. Comme il me regardait sans me voir et me répondait sans m’avoir entendu, je me disais : « Il suit quelque idée ; mais il ne sait pas plus qu’il la suit qu’il ne sait qu’il me parle ». L’extrême attention s’ignore elle-même, et c’est assez naturel. Quand on fait vigoureusement attention, on ne peut faire attention à ceci qu’on fait attention. C’est dans les moments de repos que l’on sait à quoi on pense. Et voilà pourquoi, de bonne foi, ils disent : « J’ai trouvé cela tout d’un coup, au moment où je montais dans le tramway. Je n’y avais pas pensé depuis huit jours ». Eh, qu’en savent-ils ? Seulement ils choisissent cette manière de dire, parce qu’elle les rend admirables. Les curés applaudissent, parce qu’ils aiment l’inégalité. Et les nigauds applaudissent, parce qu’ayant essayé de comprendre en un quart d’heure ce que Newton a compris en vingt ans, ils n’y sont pas arrivés. Modestie est fille d’impatience.

IX

On estime communément celui qui reste fidèle à ses opinions ; on méprise communément celui qui change d’opinion pour de faibles causes. Cette espèce de jugement moral est ignorée des moralistes ; elle n’en est pas moins un élément de la morale commune. En cela le bon sens est plus clairvoyant que l’esprit vacillant des petits philosophes, selon lesquels la perfection de l’esprit serait de se plier vite et sans résistance à toute preuve, comme un miroir reflète toutes choses. Car c’est plutôt le poète qui est un miroir, et qui ne résiste point aux images vives ; c’est le poète qui, à une messe d’enterrement, ne peut s’empêcher de croire un peu, à cause des tentures sinistres et du « Dies Iræ ». Mais l’homme d’entendement ouvre moins facilement sa porte.

Toutes les démarches d’un Descartes ou d’un fils de Descartes, sont plutôt pour se refuser à croire que pour s’enivrer de croire. Et, comme Montaigne disait déjà, s’il faut croire pour la pratique, comme