Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

VIII

Comme on demandait un jour à l’illustre Newton comment il avait découvert la loi de l’attraction universelle, il répondit : « En y pensant toujours ». La réponse est belle ; elle est d’un homme modeste, qui ne veut point du tout être adoré. Buffon disait dans le même sens : « Le génie n’est qu’une longue patience ». Le bon Descartes a mis cette modestie en doctrine, disant que le bon sens est égal chez tous les hommes, et qu’il n’est point de découverte qu’un esprit ordinaire et même assez lourd ne puisse faire, pourvu qu’il cherche méthodiquement et avec suite.

Ce qui trompe là-dessus les intelligences qui se jugent elles-mêmes trop lentes et trop engourdies pour comprendre les sciences, et à plus forte raison pour découvrir des vérités nouvelles, c’est qu’ils ne pensent pas au temps qu’il faudrait y mettre. Il est vrai que dans ce dressage de perroquets que nous appelons l’instruction, on explique en vitesse et l’on dépasse Descartes à la vingtième leçon ; mais aussi les mieux doués se bornent à répéter et à retenir ; et il n’est pas rare qu’après tous les succès scolaires que l’on voudra, on les retrouve, en somme, assez niais vers la trentaine.

Je crois qu’il faut des années pour bien comprendre la moindre chose. Je crois que ceux qui n’arrivent pas à s’instruire, malgré le vif désir qu’ils en ont, sont des hommes très occupés, qui s’imaginent qu’on doit comprendre n’importe quoi à la minute, si l’on est doué. Moi, je dirais, au contraire, avec Descartes : on est toujours assez doué, si l’on a du temps et de l’obstination. Tout homme a du génie autant qu’il veut.

Je me redisais ces maximes réconfortantes en lisant une tartine sur les miracles de l’inspiration et sur la « psychologie des découvertes », comme ils disent dans leur jargon. Car il est de mode de mettre du mystère partout ; et ils veulent absolument que le mathématicien ou le physicien soit une espèce de poète, qui ne trouve rien par méthode, et tout d’un coup reçoit la grâce au moment où il y pense le moins. C’est une doctrine de curé, d’aristocrate et d’académicien ; elle remet chacun à sa place et cloue l’ouvrier à son établi.