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LES PROPOS D’ALAIN

fondent ces couleurs ennemies ; le bleu du ciel lie toutes les nuances ; aussi les flèches du soleil s’enfoncent dans la terre et ne rebondissent pas encore ; et la simple rose, au tournant du chemin, triomphe sans effort, par sa couleur unie et singulière. Vive la rose !

Avec la chaleur du jour s’éleva une brume laiteuse. Le tonnerre se mit à bavarder d’un bout à l’autre. Puis, sur un appel plus violent, quelques grêlons roulèrent, mais sans trop de mal pour les fleurs. Après quoi un vent frais fit remuer sur la terre les images rondes du soleil, qui riait à travers les branches.

Ce n’était qu’un prélude. Le vrai spectacle était pour le soir. Avant la fin du long crépuscule, qui imitait la clarté lunaire, on entendit des grondements tout autour de l’horizon. Chacun des orages parlait à sa manière, l’un murmurant et l’autre crépitant. Les éclairs aussi avaient leur manière. Au nord, c’étaient des explosions de lumière blanche ; à l’ouest, de rouges flammes courant sur les collines ; au midi, des traits sinueux qui partaient de la terre et perçaient le ciel ; d’autres montaient en courbe et retombaient. Tout à coup il s éleva un vent impérieux, et un nuage noir, semblable à une épaisse fumée, vint sur nos têtes. Ce fut un vacarme et un embrasement, toujours sans pluie.

Il était dit que la fête finirait bien. Le vent balaya les nuages. Le tonnerre s’enfuit, lançant encore quelques éclairs paresseux. Nous pûmes voir au ciel le royal Jupiter, déjà déclinant, le rouge Arcturus au-dessus de nos têtes, Antarès au midi, rouge aussi, et Véga l’étoile bleue, l’étoile des beaux jours, haute maintenant dans le ciel. Ce furent de plus douces harmonies. La flûte des crapauds, le cri aigu du grillon, le doux sifflement de la petite chouette de temps en temps. Alors vers la droite, du côté où sont les sources, des rossignols se mirent à chanter, lançant d’abord trois appels virils, puis déroulant leur phrase festonnée et brodée, qu’ils répètent trois fois, dans trois tons voisins. Je ne puis comprendre que ce chant ait jamais paru mélancolique ou tendre ou plaintif. J’y saisis une passion impérieuse et presque brutale, et toute la force de l’oiseau, si sensible dans un coup d’aile, et qui est la plus prodigieuse peut-être des forces vivantes dans ce monde. Ce concert nocturne se mêla aux libres propos de l’amitié. Telle fut la fête de juin ; hâtez-vous d’en jouir. Le rossignol écourte déjà souvent sa chanson ; la rose églantine est bientôt défleurie ; voici Messidor et le triomphe du Soleil.