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LES PROPOS D’ALAIN

des sciences. Beaucoup de nobles esprits, je cite Platon, Aristote, les Stoïciens, pour ne parler que de ceux qui ne l’ont pas appris dans l’Évangile, croient que tous les hommes participent à une Raison éternelle, immuable, parfaite, qui serait comme l’âme ou l’esprit du monde. En ce sens, nous sommes tous fils de Dieu. Seulement, cela se voit plus ou moins. Quand un homme cultivera en lui ce feu divin, jusqu’à réchauffer les autres par la justice et l’amour, on l’appellera Dieu ou fils de Dieu.

Ces définitions une fois admises, je veux bien dire que Jésus fut Dieu ou fils de Dieu, comme on voudra ; les incertitudes sur le texte de l’Évangile, certains récits ridicules comme celui des trois cents cochons possédés du Diable et qui allèrent se noyer, ne me retiendront pas. Je puis, à travers l’histoire, et en traitant l’histoire comme une « mauvaise langue » qu’elle est, me faire, sous le nom de Jésus, le portrait d’un fils de Dieu.

Reste à juger la conception même d’un Dieu, c’est-à-dire d’une Raison éternelle. J’avoue qu’on n’en peut apporter de preuve à la rigueur. La question est donc de savoir si, pratiquement, il est bon d’y croire, c’est-à-dire si cette croyance aide à être courageux, patient, juste et bon. C’est une belle question à discuter, dès qu’on l’a nettoyée de toute cette poussière archéologique. On verra alors si cette croyance sauve l’homme, et en quel sens ; si l’on peut l’avoir en soi tout seul, par réflexion, ou s’il faut la réchauffer en ravivant le feu intérieur par la méditation en commun, par les rites, par la musique. Graves problèmes peut-être ; problèmes d’aujourd’hui ou de demain ; problèmes de sociologie, comme on dit, non problèmes d’histoire.

CLXXVII

Ce mois de Juin donne les plus belles fêtes. J’y fus convié il y a quelques jours par de précieux amis, qui se sont retirés à la campagne. C’est bien Prairial ; l’herbe est drue et verte ; les bois débordent sur la route ; tous les verts s’étalent et respirent au soleil, chacun avec sa nuance propre, et sa transparence, car la feuille est tendre encore. Des coquelicots éclatent ici et là, dans les blés d’un vert gris, et mieux encore dans les sombres fourrages. Des reflets bleus adoucissent et