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LES PROPOS D’ALAIN

Parenté entre tous les hommes d’autre manière encore, par la Raison commune. Amitié par lecture, avec des gens qui sont morts, avec des gens qu’on n’a jamais vus. Idée que l’on peut instruire tous les hommes, et que tout ira mieux, quand ils sauront mieux. Idée de la dignité d’homme et de l’égalité des hommes, qui n’est pas, mais qui devrait être. Volonté de justice, malgré les passions ; volonté de progrès, malgré chutes et rechutes. Foi malgré tout. Foi, Chanté, Espérance, ce sont les plus profonds sentiments humains. Vie commune, enthousiasme commun, vie hors de chez soi et hors de soi, c’est le Culte, et c’est le Salut. Vie solitaire pour la Raison commune ; c’est la Méditation, et c’est encore mieux le Salut. Si le prêtre était seul à dire ces choses, si mal qu’il les dise, on n’entendrait bientôt plus que lui.

CLXXVI

L’abbé Loisy, qui n’est presque plus abbé, ressemble assez à Renan, qui resta toujours un peu curé. Tous deux sont des historiens ; tous deux tournent autour des questions, argumentent avec malice, remuent de vieux papiers, à faire croire aux naïfs que la vie humaine de ce temps est suspendue à la trouvaille que l’on pourrait faire de quelque document perdu depuis dix-neuf siècles. Ce sont jeux de sacristains. Il faut écarter les enveloppes, briser la coquille et aller au cœur de la question.

Il s’agit, par exemple, de savoir si Jésus-Christ fut réellement Dieu. Eh bien, je dis que ce n’est pas là une question d’histoire, ni une question de fait. Il faut voir ce que peuvent signifier maintenant, pour nous, des propositions du genre de celles-ci : Jésus-Christ est fils de Dieu ; Jésus-Christ est Dieu.

Il faudrait être bien rustre pour croire qu’on est fils de Dieu au sens où on est fils de Pierre ou de Paul. Cela doit s’entendre en esprit ; ou bien, alors, il ne faut qu’en rire. Or, entendu en esprit, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une idée aussi vieille qu’on voudra, bien plus ancienne que le Christ, que l’idée d’une parenté spirituelle entre tous les hommes. Les hommes se ressemblent par leur manière de connaître, de prouver, d’argumenter ; sans cela les discussions ne seraient même pas possibles ; il n’y aurait ni sciences, ni enseignement