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LES PROPOS D’ALAIN

absent pour moi. La flamme qui m’éclaire le monde, je l’emporte partout avec moi, dans les espaces et dans les temps. Une nébuleuse ? J’y suis, puisque j’y pense. La mort du soleil ? Puisque j’y pense, je pense que j’y serai. La vie ne peut pas penser la mort. Lorsque le Dante est descendu aux enfers, il avait négligé de mourir ; c’est pourquoi les morts se levaient devant lui ; c’est en lui que les damnés grinçaient des dents.

Telle est la source de toutes les preuves qui nous assurent que nous vivrons toujours. Nous n’avions pas besoin de preuves. Naturellement, par la vertu de la vie, nous nous pensons immortels. Toutes ces preuves, si l’on va aux racines, prouvent que nous croyons à la vie. Cette « belle espérance » est un bien maintenant, comme toute espérance ; nous ne pouvons dire si elle est fondée hors de nous, mais elle est bien accrochée en nous. D’où les grands Sages ont tiré une règle de vie : ne pas penser à la mort, et vivre comme si on devait vivre toujours. « En avant, disait Goethe ; en avant, par-dessus les tombeaux. »

CLXXIII

« Monsieur, me dit l’Américain, votre morale laïque est infectée de matérialisme ; c’est par là que vos instituteurs, professeurs et gouvernants sont voués à l’impuissance ; ils sèment du grain mort. Comment resterait-il quelque espérance, quelque confiance, quelque enthousiasme en celui qui croit que tout est matière ? »

« Si cela est ainsi, lui répondis-je, qu’y voulez-vous faire ? On ne choisit pas une opinion comme on choisirait une poularde au marché. Ceux qui ont gardé leur religion, ce n’est pas parce qu’ils la croient utile qu’ils l’ont gardée, c’est parce qu’ils la croient vraie. Ceux qui tiennent aujourd’hui pour la vérité scientifique, autrement dit qui s’attachent à ce qu’ils constatent ou comprennent, n’ont pas choisi, croyez-le bien, la solution la plus commode. On n’a pas le choix entre croire et ne pas croire. »

« Sans doute, reprit mon docteur en philosophie. Mais de ce que vous prenez la science pour guide, il ne résulte pas que vous deviez adopter cette doctrine avilissante d’après laquelle tout est matière. Je suis l’inventeur, Monsieur, d’une doctrine qui se flatte de récon-