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LES PROPOS D’ALAIN

beau fruit de la terre, et le vrai Dieu, s’il nous en faut un, selon laquelle le courage plie en même temps que le corps ; d’où chacun sait bien qu’il faut se redresser et regarder au loin, par-dessus les peines. Non pas couché. Non pas même à genoux. La vie est un travail qu’il faut faire debout.

CLXXII

Nous n’avons aucune connaissance de la mort ; je ne parle pas de la mort du voisin ; comme sa vie est à lui, non à nous, nous ne pouvons pas bien savoir ce que c’est pour lui qu’être mort. Si nous revenons à nous-mêmes, alors nous ne savons plus du tout ce que c’est que ne plus vivre.

Le sommeil est frère de la mort, comme on dit ; mais justement nous ne savons pas bien ce que c’est que dormir sans rêver ; ce n’est rien du tout. Penser à un univers dans la nuit, c’est encore trop penser ; si l’on veut penser au sommeil ou à la mort, il faut ne plus penser du tout. Aussi les prédicateurs, qui ont pour métier d’empoisonner la vie, comment s’y prennent-ils pour faire peur à ceux qui les écoutent ? Ils remplacent la mort par une déportation à perpétuité ; ils supposent qu’après la mort on est encore vivant.

Cette croyance, qui a été si longtemps populaire, on comprend bien d’où elle vient. Les songes y sont pour beaucoup ; car, dans les songes, les morts vont et viennent, et nous parlent. Mais le réveil chasse tous ces fantômes ; de là cette croyance que la nuit appartient aux morts et que le jour les met en fuite.

Mais la source de la croyance n’est pas là. C’est la vie même qui, par sa nature, se croit éternelle. Je n’entends pas seulement par là que toute vie s’aime elle-même. Je dis bien plus : la vie ne craint pas la mort ; la vie nie la mort. Être vivant et penser qu’on est mort, c’est mieux qu’insupportable, c’est impossible.

Quand je méditerais tous les jours sur une tombe, je n’arriverai jamais à penser que je ne pense plus. Toujours je me suppose vivant. J’essaie de penser à ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, sans moi ; mais je me suppose toujours spectateur, au moment même où je me dis que je ne verrai point ce spectacle. Je me fais invisible aux autres, absent pour tous les yeux ; mais, je ne puis être