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LES PROPOS D’ALAIN

raison, et comme se noyer dans le lac ; on n’aurait plus rien alors à incliner ; la vie n’est pas si simple. Il faut respecter ce qu’on a de Raison, et réaliser la Justice autant qu’on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l’existence, aucune existence ne peut donner ses raisons. Une femme qui accouche, c’est tout autre chose qu’un Archimède qui invente.

Vous qui allez vers la Forêt Verte pour saisir autour des branches mouillées les premières vapeurs du printemps, vous trouverez bon que les feuilles s’étalent au nouveau soleil, qu’après cela les graines mûrissent et tombent sur la terre. On pourrait bien dire, si l’on voulait, que chacune de ces graines avait sa destinée, qui était de germer, de pousser, de devenir arbre à son tour, et que cela n’arrive peut-être pas à une, pour un million de graines qui pourrissent. Mais vous n’y pensez pas. Vous ouvrez vos yeux et vos oreilles ; le même feu divin se rallume en vous ; vous sentez bien que vous êtes fils de la terre aussi ; vous adorez ce vieux monde ; vous le prenez comme il est ; vous lui pardonnez tout. Allez, amis, allez faire votre prière ; j’entends déjà les cloches de Pâques.

CLXIX

Le fond de la Religion n’est peut-être qu’une espèce d’ivresse collective. La contagion des sentiments a une telle puissance, et notre corps est si naturellement porté à imiter les mouvements des corps qui lui ressemblent le plus, que les hommes réunis en viennent bientôt à aimer, à haïr, à penser en commun. La musique exprime merveilleusement ces actions et réactions ; le rythme est une loi commune, que tous les chanteurs adorent, lorsqu’ils chantent en chœur. Personne n’échappe entièrement à cette puissance de la foule. Que l’on soit citoyen dans une réunion publique, soldat dans un régiment, ou révolutionnaire chantant l’« Internationale », on se sentira comme emporté hors de soi-même ; on oubliera, tout soudain, les mille petites misères de la vie individuelle, le doute, l’hésitation, le regret, l’ennui ; la vie aura un sens et une saveur jusque-là inconnue. Il en est de cette ivresse comme de toute ivresse ; qui a bu boira. C’est par là qu’on peut expliquer cette longue suite des guerres impériales, où