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LES PROPOS D’ALAIN

là, j’entre, j’écoute, et je reconnais la fièvre puerpérale. On ne peut s’y tromper, si on connaît la chose. Ce délire a son éloquence à lui, ses mots à lui. Tolstoï a vécu ; il écrit sur ce qu’il sait. Quelle pauvre chose qu’un écrivain qui ne sait rien ! »

« Mais, dit quelqu’un, on nous a bien trompés en nous parlant de la littérature d’imagination. Je pensais que le génie consiste surtout à deviner, à reconstruire. On dit aussi communément que ceux qui ont beaucoup vécu n’écrivent guère. »

« Cela se peut, dit un troisième. Pour agir, penser et écrire, il faut une longue vie, et une rencontre d’aptitudes qui est proprement le génie. Voyez Stendhal ; il a suivi la grande armée, puisqu’il était intendant aux vivres ; aussi ce n’est pas miracle qu’il ait décrit une bataille comme personne ne l’a jamais fait. »

« Balzac, dit un autre, a imaginé certainement. »

— « Oui, dit le Savant ; je crois qu’il a imaginé quelquefois, et qu’on le devinerait sans peine à ceci que ses traits ne marquent plus. Mais remarquez une chose ; tant que Balzac a été seulement un écrivain, il n’a écrit que des pauvretés, dont on ne parle même plus, comme « Jean Louis » ou « Le Centenaire ». Mais dès qu’il s’est battu avec les huissiers, la vie commune est entrée en lui, et a gravé en lui toutes ces fortes images que nous retrouvons dans ses œuvres. C’est pourquoi tous vos petits auteurs m’ennuient. Ils ne savent rien. Ils ont vu les choses et les hommes comme un touriste voit un lac. Il faut pêcher dans le lac, et bien des années. On ne peut raconter que sa vie, et l’univers autour. C’est pourquoi votre petit marchand de romans vous fera toujours des décors en carton peint. Tout est imité ; et cela se retrouve dans les mots. Car je crois que, lorsque la chose est réellement saisie et sue, les mots s’arrangent d’eux-mêmes. Mais si vous n’êtes qu’amateur de choses, non dompteur de choses, ce que vous écrirez ressemble à tout ce qu’on écrit. Ainsi « Chantecler » ; ce que j’en ai lu ressemble à une habile imitation de Hugo. Mais je parie ce qu’on voudra que je trouverai cinquante poètes, actuellement vivants, qui feraient d’aussi bonnes variations sur le même thème. Et j’en connais deux ou trois qui feraient peut-être encore mieux. » La conversation se perdit dans le tumulte.