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LES PROPOS D’ALAIN

sont au pouvoir ils sont plus longs et plus lourds. La raison en est peut-être qu’il faut être long si l’on veut tromper et engourdir, et que la défense se propose toujours de durer longtemps, au lieu que l’attaque va au plus court. L’un court à la conclusion ; l’autre justement la craint. Or tous nos radicaux maintenant se préparent au métier de ministre ; il faut donc être pesant et sérieux jusqu’à l’ennui. N’oublions pas enfin le préjugé des historiens, qui veulent que l’on remonte au déluge ; cette histoire inutile alourdit tous les discours et tous les rapports. On ne proposera pas deux centimes sur le coton ou sur la viande salée sans faire l’histoire des douanes, et encore dans tous les pays. Pédantisme de diplomate et d’historien, qu’il faut tuer par le ridicule.


CLXIV

L’on a donné un prix Nobel au romancier anglais Kipling. Voilà un choix que j’approuve tout à fait. Justement, ces jours, je lisais quelques récits de cet auteur, et je prenais en pitié nos petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie Française. Pourquoi ? Parce que ce sont des sots. Et à quoi peut-on reconnaître un sot ? À ceci, qu’il n’explique pas quand il faudrait et qu’il explique quand il ne faudrait pas.

Il y a des effets dans la nature qui se présentent toujours les mêmes, ou à peu près, dans les mêmes conditions. Par exemple, de l’air chaud sur une mer froide, si ces conditions se rencontrent, cela fera une brume. Ce n’est pas encore aussi clair que le mouvement d’un tournebroche ; mais si l’on a soin de commencer par le tournebroche, on peut voir clair dans bien des choses, et comprendre par exemple pourquoi, quand le soleil d’été rôtit les pavés devant Saint-Ouen, celui qui se met dans l’ombre de l’édifice sent un vent frais qui va de haut en bas. Ces choses-là, dans Kipling, s’emboîtent comme les rouages d’une montre ; en trois mots, le paysage est démonté et remonté, et, si un caillou roule, vous savez pourquoi et comment.

Notre petit romancier ne sait rien dans ce genre-là, et il s’en vante ; les choses qu’il décrit sont des décors en carton. Mais, dès que l’événement est obscur, alors le romancier est clair. Ce que pense, ce que sent, ce que veut le héros, cela il le sait, et il nous l’explique. Il ne sait