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C’est l’agir qui plaît. Subir est insupportable. Cela est vrai pour tous les arts, et je m’étonne qu’on trouve tant de spectateurs moutons, et surtout qu’on juge du feu artiste qui est en eux d’après la tranquillité et la passivité qu’ils montrent. Créer est un plaisir supérieur ; voir créer n’est qu’un plaisir de badaud ; on voudrait y mettre la main. Les arts ornent la vie commune, à la condition que chacun soit artiste, créateur, acteur un peu. Cela se voit bien à la comédie de société, qui est surtout pour l’amusement de ceux qui jouent. C’est pourquoi j’approuve ce chien qui entend le piano et s’applique à hurler. Pour tout dire, les grands artistes ne devraient être que des coryphées, et la masse des spectateurs devrait chanter à son tour. Ce fut sans doute ainsi au temps où furent inventés ces chants populaires, qui sont pour décourager, par leur beauté souveraine, les plus puissants musiciens d’aujourd’hui. La musique entrait en décadence quand l’histoire a commencé.

Qu’est-ce qu’une charrue neuve ? Qu’est-ce qu’une corbeille de vendange non tachée par les fruits ? La musique aussi veut être tressée avec d’autres choses, et se glisser parmi les bruits comme le ruisseau parmi les herbes. C’est ainsi qu’elle me plaît le mieux, lorsque je l’écoute presque sans savoir que je l’écoute, lorsque toutes mes actions se règlent sur elle, mon pas si je marche, la course de ma plume, si j’écris. Mais, les Barbares, ils élèvent encore la voix, comme des chiens hurleurs ! C’est toi, musicien, qui es un peu trop Barbare pour reconnaître déjà peut-être un rythme, un éveil, un enthousiasme dans ces puissances qui s’éveillent. L’air plus subtil d’Athènes donnait de l’esprit aux Béotiens, à ce qu’on dit ; mais ils n’en savaient rien. Et les Athéniens étaient déjà tombés dans la grammaire quand ils s’en aperçurent.

CLXI

L’ombre de Platon me dit : « C’est merveille si vous n’êtes pas tous un peu fous. Ceux que vous appelez artistes semblent n’avoir d’autre fin que d’exciter vos passions, et d’entretenir des séditions de désirs en vous-mêmes. Dans vos statues tout est tourmenté, même l’image de la sagesse. Et si l’on vous représente quelque profond mathématicien, ou quelque physicien divinateur des essences, il faut qu’ils aient le sourcil froncé et les épaules houleuses. Or il est inévitable que tous