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LES PROPOS D’ALAIN

phrase. De même quand je vois une orange éclairée d’un côté, au lieu de la voir comme elle apparaît, avec toutes les nuances de lumière colorée et d’ombre colorée, je la vois comme je sais qu’elle est, de couleur uniforme, et avec son relief ; enfin ce n’est pas pour moi un petit cercle aux tons dégradés, c’est une orange. De même, quand je me trouve devant un paysage, les arbres ne sont pas une surface bigarrée de verts plus ou moins foncés, coupée de lignes jaunes ou brunes ; ce sont des arbres. Et je comprends d’après cela ce que c’est qu’un peintre : c’est un homme qui s’efforce de ne pas penser, de ne pas savoir, de retrouver la première, la jeune apparence des choses. Par quoi il arrivera à les rendre comme réelles pour les autres. Chose difficile quand il peint un portrait, parce que le visage humain offre trop à deviner pour qu’on le réduise à ses apparences. L’artiste a toujours trop d’esprit.

CLX

L’histoire des grands musiciens est pleine d’anecdotes, où l’on voit qu’ils sont pris de fureur si quelqu’un vient à parler ou seulement à remuer pendant qu’ils jouent. Ces traits ne me détournent pas d’aimer la musique ; mais ils me feraient haïr les musiciens. C’est toujours Néron jouant la comédie. Mais l’art est déshonoré par ces mesures de police. Que votre musique se fasse écouter, si elle peut. Orphée charmait les bêtes féroces ; il n’avait pas commencé par les enchaîner.

Mais où prenez-vous que l’on doive garder l’immobilité et le silence, lorsque l’on entend la musique ? Cela va contre la nature. La voix, les chants, les bruits rythmés vont naturellement avec des actions ; la musique porte à marcher, à danser, à chanter. Quelqu’un me disait qu’il goûtait la musique non par les oreilles, mais par le gosier ; il voulait dire que, tout en écoutant, il chantait tout bas, et que ce qui lui plaisait, c’était son chant ajusté à d’autres. Cela nous paraîtrait naturel, si nous n’avions pris l’habitude d’écouter un concert comme une conférence, et de trembler devant le chef d’orchestre comme les enfants devant le maître d’école. Et je connais plus d’une nature libre, et capable de musique, qui fuit la musique et les musiciens comme on fuit l’esclavage.