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LES PROPOS D’ALAIN

cours. Dans la suite ils réciteront leurs propres discours. Tout l’enseignement travaille à tuer l’improvisation. Vous ferez un brouillon, et vous le recopierez ; vous ferez une leçon apprise, en suivant des yeux vos notes, et l’on dira que vous parlez bien. Les plus brillants élèves en viendront au discours académique, poli pendant de longues heures, revu et épluché par vingt critiques, lu enfin solennellement comme un discours du trône. La jeunesse est mise en prison. L’ordre règne. Qui donc discute ? Qui donc improvise ? Qui donc invente en parlant ? Nul ne l’oserait, s’il n’est déformé et abruti par trente ans de rhétorique. Ceux qui parlent et écrivent sont justement ceux qui n’ont rien à dire. Les phonographes font taire les oiseaux.

CLVII

Pour cette célébration de Le Nôtre on a lu de bien mauvais vers, des vrais vers d’Académicien, et de la prose un peu meilleure ; j’aime mieux l’art du jardinier. Platon fait voir, dans sa République, quelle différence il y a entre l’ouvrier qui fait un lit et le peintre qui représente l’image du lit. Mais que dirions-nous d’un académicien qui raconterait le travail du peintre, nous donnant ainsi un reflet de reflet, sans règle, sans consistance, sans solidité aucune ? « La colombe, disait Kant, lorsqu’elle fend l’air en s’appuyant sur ses ailes, pourrait bien croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide. » Mais ce vieux mot, « l’Art », par son admirable ambiguïté, nous rappelle que la nécessité, qui lui résiste le porte et l’élève en même temps. On dit encore « l’art du charpentier, l’art du forgeron », et c’est bien dit. Les Beaux-Arts doivent être d’abord des Arts ; s’ils veulent être beaux seulement, ils ne sont plus rien. Aussi nous touchent-ils d’autant plus que la matière en est plus résistante. Une mince plaque de laiton prend mieux la forme qu’une poignée de fer forgé ; le plâtre mieux que le cœur de chêne. Le papier reçoit n’importe quel plan ; mais la terre résiste. Saint-Cloud est plus beau que Versailles, parce que la pente du terrain a conduit la pensée du jardinier. L’architecture est plus belle que tout, parce que les lois strictes s’y font mieux sentir, et que l’invention y est toujours une victoire. L’ogive est plus solide que le plein cintre ; la pesanteur y a collaboré. La poésie et la prose ne peuvent