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LES PROPOS D’ALAIN

vaincus. Car ils ne feraient pas la guerre comme un jeu, où tantôt l’on gagne, tantôt l’on perd. Ils se battraient pour leurs libertés civiles, pour le droit de penser, pour le droit de voter ; ils perdraient leur dignité d’hommes en perdant la partie. Quand on a des idées comme celles-là, on ne désire point la guerre, mais on ne se rend jamais. »

« Mais alors, lui dis-je, croyez-vous qu’il soit bien nécessaire, quand ils ont manœuvré comme il faut, de les tenir dans un dortoir, comme des collégiens, ou de les lâcher pour quelques heures dans une ville où ils n’ont ni parents ni amis ? S’ils étaient mariés, s’ils couchaient chez eux, s’ils pouvaient quelques heures tous les jours se retrouver à leur établi, ou à leur comptoir, ou à leur champ, ou à leur jardin, s’ils jouissaient chaque jour un peu de ces droits pour lesquels ils se battront si bien, où serait le mal ? »

« Je ne vois point, dit le colonel, où serait le mal. Je vois qu’ils risqueraient moins de perdre leur santé avec les filles. Je vois que la simple consigne aurait plus de puissance que n’en a maintenant la prison. Je vois qu’ils échapperaient à ces heures d’oisiveté déprimante, à ces conversations niaises, à ces plaisanteries de caserne, qui travestissent et rapetissent les plus nobles devoirs. Un militaire ne devrait point être militaire hors des exercices, des marches et du tir. Ces temps viendront lorsque tous vos socialistes, qui sont pourtant des idéalistes, que diable, comprendront que le droit sans baïonnettes est un scandale pour la Raison. »

CLIV

J’ai voyagé avec cinq jeunes gens, qui retournaient à la caserne. C’étaient des ouvriers de campagne, roses et doux comme des filles, ils firent un bruit extravagant, saluant d’abord au passage tous les gens et toutes les maisons, puis occupés à vider des litres, chacun jouant à son tour de la trompette à glous-glous ; par ce moyen ils devinrent plus gais à mesure qu’ils avaient plus de raisons d’être tristes. Et ma foi je les approuvais ; ils luttaient contre le souvenir, contre leur nature jeune, contre le regret et le désespoir ; et il faut bien quelques litres de vin et de folles acclamations pour se donner l’air de mépriser tout, à l’âge qu’ils avaient.