Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

cette utilité accessoire ; c’est une utilité immédiate. Elle forme l’individu par l’action ; on fera dix kilomètres, puis vingt, puis trente, en accélérant l’allure, en augmentant la charge. C’est une école de volonté. Car beaucoup savent bien choisir et préférer, mais non pas exécuter ; aussi un homme qui pense bien n’est encore que la moitié d’un homme. Et d’autre part les métiers enferment l’homme dans une même action répétée. Il faut donc former la liberté réelle, c’est-à-dire l’aptitude à faire toute action malgré les obstacles ; et si celui qui veut s’exercer se donne d’abord des ordres à lui-même, il accorde trop à la paresse et à la peur. Voilà comment la discipline délivre l’homme, bien loin de l’asservir. Et voilà pourquoi un régiment sous les armes est une belle chose, et peut-être la plus belle chose. Tous en conviendraient si l’action militaire était seulement ce qu’elle doit être, sans aucune prédication, sans aucun fanatisme, sans aucune tyrannie d’opinion. Sans phrases enfin.

CLIII

Le colonel parlait de la nouvelle armée. Bien loin de sonner l’alarme, tout au contraire il se plaisait à comparer le présent au passé, et le brisquard d’autrefois au soldat citoyen d’aujourd’hui. « C’est une erreur, disait-il, de croire qu’un bon soldat est nécessairement une tête chaude, qui supporte impatiemment les travaux de la paix et les lois civiles. Cela fut vrai au temps où l’armée était un moyen de gouvernement. Alors on voulait des soldats à tout faire. Il y eut des héros dans ce genre-là ; c’étaient des hommes simples, qui n’avaient d’autre famille que le régiment. Ils se battaient bien ; mais, dans les marches et les cantonnements c’étaient des diables à tenir. J’aime mieux mon paysan rose comme une fille, qui a une bonne amie au village, et qui traîne dans les rues de cinq à sept. Celui-là ne songe point à couper les oreilles aux civils ; il compte les jours ; il craint la guerre ; mais il aime tellement l’ordre, la discipline et la paix qu’il tiendra bon autour de l’officier, et enfin se mettra dans une belle colère juste au moment où les soldats de métier jugeraient la partie perdue. Nous n’avons encore jamais fait la guerre avec des soldats comme ceux-là, j’entends instruits et exercés comme sont mes pioupious. Mais je les connais bien ; j’ai l’impression qu’ils ne seront jamais