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LES PROPOS D’ALAIN

d’hui populaire, que le sang lave les offenses et rend l’honneur à celui qui est soupçonné.

On peut étudier dans La Cousine Bette de Balzac, encore d’autres nuances, et d’autres effets d’une longue période de guerres triomphales. On y voit, à côté du vieux maréchal Hulot, figure de héros irréprochable, le baron Hulot son frère, qui fut intendant aux armées, et qui, par l’habitude qu’il a de la vie simplifiée et non chargée de scrupules que l’on mène aux armées, en arrive à suivre ses passions en aveugle, et jusqu’au vol. Je renvoie à Balzac, qui est ici historien des mœurs, parce que ceux qui écrivent l’histoire politique ne vont point communément jusqu’à ces causes-là ni jusqu’à ces effets-là, qui sont pourtant de première importance. Il y a un culte de la force, une liberté des passions, un mépris des lois, qui sont les effets naturels d’une suite de guerres heureuses. De là orgueil et mépris en haut, insouciance en bas. Nos casernes ont gardé longtemps quelque chose de ce scepticisme d’institution, qui fait que l’on se moque des petits devoirs. Et si nous en sommes guéris, c’est à la paix que nous le devons, et à l’esprit sérieux des citoyens, formé par la pratique de la liberté. Il faut écrire ces choses, car il ne manque pas d’hommes qui passent pour éminents, et qui disent, comme un lieu commun, que cette longue paix et cette République ont corrompu les citoyens. Mais ce n’est point vrai. La nécessité est au contraire que les victoires conduisent au despotisme et à la corruption, au lieu que la paix et la pratique du droit préparent les vertus militaires. Pour conclure je suis assuré que la France est en état de ne craindre personne. Et c’est pourquoi je ne vois pas la nécessité de déclamer, de s’échauffer comme on le fait, et de pousser ce peuple aux convulsions. Ce sont les petits roquets qui aboient pour se donner du courage.

CL

Peut-on compter sur un mouvement de honte et de remords, après ces beaux massacres, chez ceux qui en ont décrété le commencement d’un trait de plume ? Je ne sais. Mais il est hors de doute que le meilleur sang Bulgare, Serbe, Hellène, Monténégrin, engraisse maintenant la terre ; et c’étaient les plus jeunes, les plus forts, les plus