Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

villes, pillages, viols et autres jeux de pure force. Les juges assurent la défense intérieure, par des moyens non moins barbares, comme la torture pour punir, et, horreur des horreurs, la torture pour obtenir l’aveu. Cette contradiction devait être surmontée. Et la Révolution marque ce grand fait qui est un grand jugement, la Justice reprenant l’épée.

Mais, d’un autre côté, on peut bien dire aussi que la vertu, en ce temps-là, manquait de force. Voyez d’Holbach, Diderot, Voltaire et tant d’autres ; leur vertu n’est que prudence et art de vivre vieux ; par quoi ils étaient, peut-on dire, au-dessous de la paix. Et, comme les forces de guerre, soldats ou juges, retombaient à la barbarie en colère, nos sages, de leur côté, retombaient à la barbarie en liesse. C’étaient deux égoïsmes face à face.

La grande Prise d’Armes devait discipliner ces deux anarchies. Considérez la Terreur ; c’est une manière héroïque de punir, qui retombe presque aussitôt sur le juge. Et la guerre nationale est pour chacun une manière héroïque de revendiquer, qui sacrifie absolument l’individu. En passant par ces épreuves redoutables, l’homme devait ou bien s’élever à l’idée d’une justice plus précieuse que la vie même, mouvement que l’empereur reconnut, et dont il se servit, peut-être en y participant lui-même plus qu’on ne croit ; ou bien alors, il fallait prendre la guerre comme un art de conquérir pour soi, ce qui, par la réflexion de l’âge mûr, conduisait à la prudence, à l’avarice, à la courtisanerie ; mouvement dont l’empereur éprouva aussi les effets, lorsqu’il fut trahi par quelques-uns de ses maréchaux. Bref, la guerre moderne est un passage ; on n’y peut rester. Il faut qu’on la dépasse, par ce sentiment du devoir sans condition qui seul la rend possible ; ou bien il faut que l’on retombe au-dessous, par les forces brutales, cyniques, sans foi ni loi, qu’elle enferme aussi. C’est pourquoi toute armée est tirée maintenant en deux sens, injustement maudite, injustement louée.

CXLVIII

J’admire l’épopée Napoléonienne. J’ai souvent lutté contre ce sentiment si naturel et si fort, parce que je n’arrivais pas à démêler dans ces aventures ce qui est admirable et ce qui ne l’est point. Mais avec