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LES PROPOS D’ALAIN

organisera la défense et la contre-attaque de mieux en mieux avec le temps. Mais laissons ces prophéties.

Ce qui choque la raison, dans cette action italienne, c’est que c’est comme guerre, comme violence, comme preuve de force qu’elle a été voulue et acclamée. Nous autres, au Maroc, nous faisions la paix à chaque pas ; des soumissions étaient reçues ; partout où nos régiments s’avançaient, le commerce aussitôt revivait, et l’agriculture, et la vie ordinaire, selon les règles de la paix. Nous ne combattions pas pour conquérir, mais pour pacifier. Nous combattions pour la religion et pour les pouvoirs du pays ; nous étions policiers et non guerriers ; alliés de tous les pacifiques contre tous les violents. Cette idée, seule avouée et seule avouable, dominait toutes les démarches de la guerre ; et cela n’était pas sans importance. Nous allions à une conquête, oui ; mais malgré nous, et réellement sans enthousiasme et sans fureur guerrière dans le pays. La conclusion le fait bien voir ; c’est un protectorat que nous tenons. Et qu’est-ce que cela veut dire ? que nous voulions au Maroc non pas un pouvoir pour nous, mais l’ordre et la sécurité pour tout le monde. C’est ainsi que nous avons acquis un droit et qu’il a paru injuste qu’on veuille ensuite nous le vendre. Cette conquête était inévitable ; et c’est en ce sens seulement et sous cette idée seulement qu’elle a été faite. Ce que nous faisions là ne pouvait pas ne pas être fait.

On n’en peut dire autant de ce que fait l’Italie. Selon la force des choses, elle devait protéger ses nationaux, seconder la police du pays, fortifier en ce sens le pouvoir turc, et, en compensation le surveiller et le redresser au besoin ; étendre la paix de proche en proche et aussi loin qu’il serait nécessaire ; acquérir ainsi des droits réels par des services réels, et tout en respectant autant que possible les pouvoirs établis. C’était la sagesse même, et aussi le parti le plus habile ; car on avait alors avec soi le plus régulier des forces turques. Mais il est clair que l’Italie a voulu la vraie guerre, la grande guerre, non pas pour l’ordre, mais pour la souveraineté ; et tout naïvement. Cette barbarie de luxe fera une tache dans l’histoire de ce siècle.