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LES PROPOS D’ALAIN

lement le plus fort. Celui qui se bat comme il faut maintenant se battre, sans passion, sans ambition, en gardant la paix en soi, celui-là est le plus pacifique des hommes. La guerre est travail et coopération de plus en plus ; fraternité en marche de plus en plus. C’est pourquoi toute cette Europe, armée comme elle ne le fut jamais, et organisée en camp retranché, fait voir une paix admirable, qui se prolonge malgré les prédictions des politiques, lesquels raisonnent encore comme si nous étions au temps de Charlemagne, où nos pays étaient assez Marocains. Ces prophètes de malheur ne comprennent point qu’on puisse être fort sans vouloir frapper. Or, déjà on peut remarquer qu’un boxeur ou un escrimeur vraiment artiste ne querelle point ; cela n’irait ni avec son régime ni avec sa discipline propre. Encore bien mieux pour les peuples qui sont forts par l’ordre, la discipline, l’égalité, l’économie, la sobriété ; chacun attend l’injustice de l’autre, et l’attaque de l’autre. Et les mêmes passions qui poussent à l’attaque font que l’on est vaincu. Cette loi se dessine partout.

CXLV

Sur l’Italie aussi, et sur la guerre de Tripolitaine, Jaurès a dit ce qu’il fallait dire ; et non sans courage, car ce genre de vérités ne plaît à personne, parce qu’il va contre les intérêts et contre les passions ; on ne pouvait être chaudement applaudi, en disant ces choses, que par un auditoire de Turcs. Chez nous, il parlait pour la raison seulement ; et la raison toute seule n’applaudit point.

On veut toujours répondre que l’Italie contre la Turquie de Tripoli c’est la civilisation contre la Barbarie ; et c’est vrai en un sens. Quand le gouvernement italien aura enraciné là-bas ses lois et ses mœurs, on n’y supportera plus les marchands d’esclaves et les autres atrocités africaines. C’est pourquoi il faut souhaiter, en définitive, que l’Italie l’emporte. Je dis souhaiter plutôt qu’espérer ; car d’après ce qu’on nous laisse deviner, la conquête n’est pas facile et la guerre semble devoir durer longtemps ; et, ce qu’il faut surtout considérer, c’est que l’Italie a donné tout son effort pour commencer, et ne peut plus maintenant que se fatiguer et s’affaiblir, tandis que le Turc, au contraire,