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LES PROPOS D’ALAIN

vous feront jamais dire le contraire. Eh bien, cette Justice réelle, je l’appelle Dieu ; ne chicanez pas sur un mot. »

Ils n’ont qu’une faiblesse. Ils entendent rester catholiques, et cesser d’être Sillonistes si le pape l’ordonnait. Cela ne va pas bien avec le reste. Mais voyons-les bien tels qu’ils sont. Ce n’est ni par paresse qu’ils s’inclinent, ni par faiblesse d’esprit, ni par peur. C’est afin de rester à tout prix dans une société humaine, la seule, à ce qu’ils croient, qui ait la perfection idéale pour loi suprême. Ils veulent y rester afin de ne pas la laisser aux mains des ambitieux et des hypocrites. On peut discuter là-dessus. Tels qu’ils sont, ils valent bien autant qu’un petit attaché de cabinet, qui se dit radical.

CXLI

Il y a un roman de Dickens, « La petite Dorrit », qui n’est pas parmi les plus connus, et que je préfère à tous les autres. Les romans Anglais sont comme des fleuves paresseux ; le courant y est à peine sensible ; la barque tourne souvent au lieu d’avancer ; on prend goût pourtant à ce voyage, et l’on ne débarque pas sans regret.

Dans ce roman-là vous trouverez des Mollusques de tout âge et de toute grosseur ; c’est ainsi que Dickens appelle les bureaucrates ; et c’est un nom qui me servira. Il décrit donc toute la tribu des Mollusques, et le Ministère des Circonlocutions, qui est leur habitation préférée. Il y a de gros et puissants Mollusques, tel lord Decimus Tenace Mollusque, qui représente les Mollusques à la haute Chambre, et qui les défend quand il faut et comme il faut ; il y a de petits Mollusques aux deux Chambres, qui ont charge, par des Oh ! et des Ah ! de figurer l’opinion publique, toujours favorable aux Mollusques. Il y a des Mollusques détachés un peu partout ; et enfin un grand banc de Mollusques au Ministère des Circonlocutions. Les Mollusques sont très bien payés, et ils travaillent tous à être payés encore mieux, à obtenir la création de postes nouveaux où viennent s’incruster leurs parents et alliés ; ils marient leurs filles et leurs sœurs à des hommes politiques errants, qui se trouvent ainsi attachés au banc des Mollusques, et font souche de petits Mollusques ; et les Mollusques mâles, à leur tour, épousent des filles bien dotées, ce qui attache au