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LES PROPOS D’ALAIN

agit. Elle naît avec la première action. Le reste, les réformes, l’organisation sociale, les lois nouvelles, tout cela est déterminé beaucoup plus par les circonstances et les conditions du travail que par la volonté des électeurs. Un roi absolu aurait sans doute institué la loi sur les accidents du travail. Et tous les programmes depuis cinquante ans ne nous ont pas donné l’impôt sur le revenu.

Les élections signifient souveraineté du peuple, et défiance à l’égard des rois, petits et grands. Quand les femmes voteront, leur vote signifiera par-dessus tout : République. Par cet acte, chacune d’elles occupera un peu de terrain encore contre les puissances ; chacune d’elles sera investie de la puissance politique ; et la République en sera mieux assise. Voter pour le roi et le curé, c’est encore voter contre eux. Les jésuites l’ont bien vu quand ils ont repoussé les cultuelles.

CXXXVIII

Un Philosophe m’a dit : « Je ne vais point dans le Monde ; je n’ai pas de rentes, et je crois que j’aime la Justice. Or, ces passions des masses, dressées contre les pouvoirs publics, me paraissent étrangères à la justice. Platon disait que, dans une vie bien gouvernée, c’était la partie la plus raisonnable qui devait commander, le courage étant au service de la raison ; quant aux désirs innombrables, ils ne peuvent gouverner, parce qu’aucun d’eux n’a égard au tout. Or, une Nation a aussi une tête, un cœur et un ventre, je veux dire des savants, des guerriers, des artisans ; et votre état démocratique me paraît marcher tête en bas, gouverné, si l’on peut ainsi dire, par son ventre et par ses désirs, tandis que la Science, humiliée et enchaînée, est simplement cuisinière de plaisirs, inventant des commodités, des remèdes et des narcotiques ; aussi le courage, fils des désirs maintenant, n’est plus qu’une peur exaspérée. Le citoyen ressemble à l’État ; il va tête en bas aussi, et vers ce qui lui plaît, ayant perdu lui aussi cette idée que le propre de l’homme est de gouverner ses désirs par la Raison. Voilà pourquoi je n’aime pas beaucoup votre démocratie, qui nous ramène à la vie animale. Ce n’est pas que je compte beaucoup sur la monarchie héréditaire ; car je ne vois point une vraie Noblesse pour la servir et la garder. Je songerais plutôt à quelque Aristocratie, où les plus savants