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LES PROPOS D’ALAIN

Contre quoi il faut maintenir la séparation des pouvoirs, et garder le Pouvoir Spirituel indépendant de l’autre. Obéir de corps ; ne jamais obéir d’esprit. Céder absolument, et en même temps résister absolument. Vertu rarement pratiquée ; une nature servile n’obéit pas assez et respecte trop. L’autre espèce de citoyen commence seulement à se montrer. En présence d’un ordre, il exécute, mettant toute sa pensée à l’intérieur de l’ordre reçu en quelque sorte, et s’appliquant seulement à comprendre et à réaliser. Mais, en présence d’une opinion qui se donne comme évidente, qui quête l’approbation, qui invoque des témoignages pour en obtenir d’autres et, pour tout dire, qui cherche les applaudissements, notre citoyen résiste absolument ; plus on le presse, plus il se défie ; et si, comme il est ordinaire, le tyran passe de l’argument à la menace, le libre citoyen met son honneur d’homme à faire voir alors le plus entier et le plus profond mépris pour de tels procédés, qui avilissent ensemble la Force et la Pensée. Si cette morale virile était pratiquée, le tyran serait épouvanté d’une obéissance sans amour, et il chercherait la libre approbation des esprits, par franchise et justice. Un mépris obéissant est roi.

CXXXVI

Je ne veux pas de mal à un roi, bien sûr, parce qu’il est roi. Il n’en est pas cause, le pauvre homme. Et je suis très disposé à être exactement aussi poli avec un roi qu’avec un balayeur des rues. Mais enfin je ne peux pas oublier l’injustice monstrueuse qui habite dans un roi.

Je vous entends, dira quelqu’un ; ce sont là des théories anarchistes, au sens exact du mot, et qui sont bien en l’air. Erreur profonde. Je prétends être un homme d’ordre, et soumis aux lois, si imparfaites que soient les lois. Bien mieux, je ne crois pas qu’on puisse jamais se passer de lois et de chefs. Aussi, dans le fait, vous me verrez toujours disposé à l’obéissance ; je ne dis pas au respect, je dis à l’obéissance, et ce n’est pas la même chose. Que le feu prenne quelque part, vous me verrez faire docilement la chaîne, s’il y a lieu. Dans une battue aux loups, je marcherai, autant qu’il dépendra de moi, comme un grenadier. Et, s’il fallait faire la guerre, je tiens pour l’obéissance