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LES PROPOS D’ALAIN

de nature ; car ils ne supportent d’autre contrainte que celle de leur propre prudence ou d’une force supérieure. »

« Mais, dit le théoricien, ceux qui ne veulent point admettre de lois, qu’en faites-vous ? »

Le sage répondit : « Ils sont libres comme les autres, et au même sens que les autres ; leur liberté a justement les mêmes limites que leur puissance ; ils résistent aux lois quand ils peuvent et comme ils peuvent. Ils sont vaincus, dites-vous ? Mais, dans l’état de liberté naturelle, il peut y avoir des vaincus. Il n’est pas dit que parce qu’un homme refusera d’obéir aux lois, il sera plus fort que le volcan, que le torrent ou que la foule. »


CXXXIV

L’anarchiste a raison en un sens. L’homme n’est pas au monde pour imiter toujours ni pour obéir toujours ; il se doit aussi à lui-même ; il doit travailler à perfectionner son jugement propre, et agir d’après cela. Par exemple, lorsque je veux savoir si cet homme, qui vient de s’enrichir, est juste ou injuste, je n’irai pas le demander à un juge, ni à une foule ; je déciderai en moi-même, et sans appel, si je dois le saluer ou non.

Nous n’aurons jamais trop de ces fiers esprits qui jugent, critiquent et résistent. Ils sont le sel de la cité. Le respect, l’imitation, l’hypocrisie, toutes les forces sociales, qui sont réellement des forces de religion, sont aussi redoutables que la grêle, le cyclone et l’inondation ; ce sont des forces sans yeux. Quelles tempêtes, quels remous et quels tourbillons lorsqu’un mauvais vent souffle sur une foule ! Ou bien alors c’est une paix morne, la somnolence, l’hébétement, la vie en procession. Toute invention utile, toute inspiration noble a troublé la procession, et scandalisé quelque sous-diacre, ou quelque sacristain.

Oui, mais l’organisation sociale est quelque chose de nécessaire aussi. L’homme isolé est un homme vaincu ; pour avoir voulu être tout à fait libre, il est tout à fait esclave. Il faut donc une union entre les hommes, et que le plus éclairé accorde quelque chose aux autres ; il faut une opinion commune, qu’on appelle loi, et qui ne soit ni la