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LES PROPOS D’ALAIN

rience. Quant à leur solution, c’est-à-dire à la transformation de la propriété individuelle en propriété collective, elle est bien en l’air ; on n’en saisit pas bien les détails et les conditions. Il est sûr qu’une organisation de ce genre n’irait point sans erreurs, ni sans injustices. En mettant les choses au mieux, il est clair que les citoyens n’y sont pas préparés, puisqu’ils ne savent pas encore bien coopérer dans les cas les plus simples. Or, comment cette éducation serait-elle possible si la coalition des nobles, des riches et des prêtres, toujours vigilante, arrivait, sinon à confisquer les pouvoirs, du moins à les incliner et forcer selon ses intérêts, comme elle ne fait déjà que trop ? Poussons donc ensemble, pour la justice, un pas après l’autre. Les chefs socialistes sont souvent sourds à ces discours-là. Mais l’électeur socialiste les comprend très bien.


CXXXIII

Le jeune théoricien dit : « Pourquoi des lois ? Pourquoi des juges ? des gendarmes et des ministres ? Pourquoi ne laisse-t-on pas les hommes vivre à leur guise, se grouper s’ils le veulent et comme ils l’entendent ? »

Le sage répondit : « C’est justement ce que l’on fait ; c’est ce que l’on a toujours fait, c’est ce que l’on fera toujours. Vous vous faites je ne sais quelle idée de pouvoirs supérieurs qui imposeraient des lois aux hommes ; mais, de tels pouvoirs, il n’y en a point ; il ne peut pas y en avoir. Même les plus extravagants des tyrans n’ont été tyrans que parce que cela convenait au plus grand nombre.

« Défiez-vous de la littérature, et voyez les choses comme elles sont : les hommes sont sur la terre tous entièrement libres, dans les limites de leur puissance. Vous ne pouvez pas trouver mauvais que beaucoup d’entre eux se groupent pour se protéger plus efficacement, et divisent entre eux le travail, de façon que, pendant que les uns produisent, les autres les gardent. Qu’on donne à certains gardiens un képi et un revolver, cela ne va pas contre le droit de nature. Qu’on donne à d’autres gardiens des toques et des robes, et qu’on les charge d’empêcher les querelles autant que possible, cela n’empêche pas qu’ils soient des hommes libres, unis à des hommes libres, et vivant selon la loi