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LES PROPOS D’ALAIN

la production mal organisée. D’abord il y a des gens qui mangent trop, j’entends par là qu’ils mangent des fruits rares et des produits qui coûtent beaucoup de travail. De plus une bonne partie des ouvriers passent leurs journées à fabriquer des choses de luxe au lieu de produire les denrées les plus nécessaires. Il en résulte que les ouvriers mangent mal, sont mal logés, renoncent à prévoir et font trop d’enfants ; d’où vient qu’ils émigrent, et viennent manger le pain des autres. En ce sens on peut bien dire qu’il y a une espèce de lutte pour la vie entre les travailleurs ; mais cette lutte ne résulte pas de nécessités naturelles ; elle s’explique par une mauvaise organisation sociale.

Vous citez toujours les Japonais qui viennent affamer les ouvriers Américains. Oui, c’est bien là une lutte pour la vie, et les canons finiront par s’en mêler. Mais remontez jusqu’à la cause, vous comprendrez que ces Japonais qui travaillent autant que d’autres et consomment beaucoup moins, ne pourraient qu’enrichir le pays où ils viennent travailler ; et ils l’enrichissent en effet ; seulement, par l’effet d’une organisation sociale tout à fait injuste, ce sont les patrons qui s’enrichissent. Si les produits étaient partagés entre tous ceux qui travaillent, et selon leurs besoins, il est évident que les Japonais seraient accueillis partout comme des amis. Non ; la lutte et la misère ne sont pas des maux inévitables ; il y a des biens pour tout le monde et de la place pour tout le monde. C’est la Justice qui manque, et non pas le pain.

CXXXI

J’ai souvent dit qu’un homme raisonnable devait aimer la loi, le gendarme, et même le percepteur, et qu’une société seulement passable était la plus utile de toutes les inventions humaines. Je viens d’en avoir encore une preuve.

Ce matin, le facteur des postes est venu sonner à ma porte. Je l’ai reçu amicalement. Le facteur est le bien venu partout ; on aime à voir son képi et sa boîte de cuir s’arrêter aux portes ; c’est comme s’il tendait d’un lieu à l’autre mille liens d’intérêt et d’amitié. Tous les amis qui sont loin m’envoient le facteur en ambassade. Bonjour, Facteur. Bonjour, boîte de cuir.