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LES PROPOS D’ALAIN

des cœurs fraternels. Mais nous ne serons pas ingrats. Je forgerai pour le patron comme il a payé pour moi. »

Le Penseur promène d’un groupe à l’autre son front attentif. Mais pourquoi comprendre ? Il faut enfin que ses pensées s’en aillent aussi à la dérive ; il faut que tout son corps se détende. Tous ces regards humains le touchent et le bercent ; une vague monte jusqu’à ses yeux. L’homme de bronze a pleuré. Cette rosée de larmes lui est plus douce en une minute, que toutes ses pensées laborieuses depuis des siècles.

Il est revenu. Il est immobile. Il pense. Il est sur la rive du fleuve humain. Il s’est repris. Il se tient au rocher. Il suit une pensée effrayante. « J’ai vaincu les dieux. Pauvre victoire. Il y a des hommes, maintenant, plus forts que les dieux ; ils sont assez riches pour acheter mes larmes. »

CXXX

La lutte pour la vie ? dit l’ouvrier, c’est un refrain un peu usé. Vous expliquez que les animaux se reproduisent plus vite que leurs aliments, et que c’est pour cela qu’il en meurt des milliers. Vous tirez de là que la guerre est nécessaire aussi entre les hommes, et que les plus forts seuls survivront. Tout cela me paraît bien en l’air.

D’abord il y a une chose à dire, c’est que l’homme cultive la terre, et multiplie lui-même ses aliments, tandis qu’on n’a jamais vu les oiseaux creuser la terre et faire pousser les plantes qui leur sont nécessaires. Avec de l’engrais, de l’eau, et des coups de bêche, on fait produire à la terre autant d’aliments qu’il en faut à ceux qui la travaillent. Voilà qui me fait croire que nous pourrions nous multiplier encore longtemps sans avoir à craindre la famine.

Autre chose. Les animaux suivent leur instinct ; les hommes aussi tant qu’ils sont misérables. Mais l’expérience montre que ceux qui ont assez de bien-être pour réfléchir et pour songer à autre chose qu’au présent font moins d’enfants que les autres. Cela me donne à penser que, si les hommes avaient tous un peu d’aisance, ils sauraient bien la conserver.

Maintenant, vous demanderez pourquoi il y a des pauvres ? Je réponds : ce n’est point que nous manquions de terre, ou de bras pour cultiver la terre ; c’est que les produits sont mal distribués, et