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LES PROPOS D’ALAIN

en allant chanter de porte en porte, parce qu’ils amusaient les enfants et les femmes. Pendant que la ruche humaine travaillait, eux ils inventaient des paroles, des jeux, tout un art de perdre le temps. C’est ainsi qu’ils devinrent intelligents et remarquèrent les propriétés des nombres et des figures. Pendant que les fourmis entassaient les provisions, les cigales inventèrent des jeux, puis des outils, puis des pièges, puis des armes. Ainsi naquirent deux puissants rois, le Discours et la Science, qui gouvernent aujourd’hui le monde. Quand les amazones s’aperçurent qu’elles avaient trop supporté les chants et les discours, il était trop tard ; elles connurent ce qu’il en coûte d’avoir un cœur sensible, et de faire l’aumône aux mendiants d’amour, porteurs de guitare. Poésie, musique, science, industrie, telle est l’histoire des mâles. Dès qu’ils eurent inventé l’arc et le bouclier, ils furent rois ; ils exigèrent le pain quotidien et l’amour en toute saison.

Tel est l’état violent dans lequel nous vivons depuis une cinquantaine de siècles à peine. Le luxe, les beaux-arts, la poésie, la guerre, l’industrie, la science, tout cela forme un système révolutionnaire, et comme un coup d’État permanent. Mais les vaincus n’ont pas accepté la défaite ; les sentiments restent ce qu’ils étaient. La femme n’adore point son maître, si ce n’est en de courts instants d’ivresse. Elle méprise la science et les mécaniques, et, en attendant mieux, range ses pots de confiture en bataille, pendant que l’homme va au café, joue aux cartes et devise sur l’amour et la guerre.

CXXIV

Souvent on se révolte contre Dieu comme si on croyait qu’il existe. Ainsi, au sujet du divorce, quelque esclave inconsolable essaiera de penser que c’est un Dieu sauvage et jaloux qui a réglementé les plaisirs de l’amour, et que, du moment que ce Dieu est violemment repoussé, la liberté reste. Penser ainsi, c’est croire que la morale vient réellement de Dieu ; c’est tout ensemble affirmer et nier Dieu. Mais si l’on comprend, au contraire, que Dieu et ses commandements sont des inventions humaines, alors il faut reconnaître que toute règle morale a une raison d’être.

Dans les sociétés les plus différentes, on voit toujours que les plaisirs