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LES PROPOS D’ALAIN

CXXII

Suzette est belle comme un ange, mais pire qu’un diable quand elle va à ce qui lui plaît. Dédé est un petit paysan à tête carrée. Le gamin et la gamine se retrouvent aux vacances ; cela fait un joyeux ménage ; Suzette s’ensauvage, et Dédé se civilise. En somme, deux cosaques, qui rançonnent le pays à un quart de lieue.

Il y avait un pommier penché, qui convenait pour la gymnastique, et des blés mûrs au-dessous. C’est là que je trouvai un jour mes cosaques comme je suivais le chemin vert. Tous deux grimpaient et sautaient, sans se soucier du blé mûr. Ces enfants ne me craignaient point du tout, et je n’ai aucun pouvoir sur eux, ni par la nature, ni par les lois écrites ; mais il me restait l’éloquence.

Je fis donc un discours sur le blé. Comment la terre, labourée et ensemencée, multiplie les biens. Que le grain, après avoir dormi en terre, se gonfle à la pluie tiède, et s’allonge vers le soleil. Que le soleil dépose alors sur les feuilles vertes, tous les jours, un peu de charbon pris à l’atmosphère ; que ce charbon uni à l’eau descendait dans la tige, et s’y fixait en paille, bonne à manger, bonne à brûler ; et qu’enfin le meilleur de ce bouillon cuit et recuit au soleil formait au sommet des tiges une grappe de fleurs et un épi ; dont le laboureur, enfin récompensé, faisait la farine, le pain et les tartines, choses bonnes à manger, non seulement pour les bêtes, mais pour les gens. Que ces précieux biens mûrissent au soleil, sans qu’on les garde, attendu que tout le monde, à la campagne, respecte le blé, et jusqu’aux plus petits enfants, parce qu’on sait combien de travaux il coûte. Que du reste la gymnastique était une bonne chose aussi, et qu’il était bien naturel que l’on marchât et sautât sur des tartines de pain quand on ne pouvait pas faire autrement.

Suzette n’en perdait pas un saut ni un rire. Mais Dédé laissa le jeu et resta debout dans le chemin, non point honteux, mais attentif, et regardant le blé en vrai paysan. Sans doute il prit ce jour-là la première notion de la richesse, du travail, et de tout ce qui occupait la pensée des hommes là autour, du matin au soir. Et pendant que Suzette l’appelait au jeu, tantôt câline, tantôt menaçante, son regard