Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

il est bon d’en dire une autre qui fasse contraste avec la première. Il y eut des développements littéraires sur notre génération et sur ses voisines ; anémiques, disait-on ; trop de tête, trop peu de cœur. Critiques, douteurs, disputeurs. Après cela les guetteurs sur la tour annoncèrent une saute de vent. Ce n’était toujours que de la psychologie, entendez une littérature assez plate. Pour moi, je ne remarque point ces différences et ces oppositions, si ce n’est dans les articles de journaux. Ce qui me frappe surtout, c’est un changement continu favorable à la liberté. À regarder les jeunes, je retrouve les principes de mon grand-père, mais bien plus assurés et hardis. On ose penser et on ose parler. On discute moins, on affirme plus, voilà toute la différence. La foi prend pied sur la planète ; elle se détourne des dieux aériens.

La religion même, chez ceux qui ne s’en séparent point, laisse un peu les dogmes, et marche à son objet véritable. Probité, sobriété, justice, tels sont les dieux de la jeunesse. Et en ce sens, on peut dire que tous, religieux ou non, s’intéressent moins aux théories qui ne sont que théories. Les théories supposent toujours quelque despotisme subsistant, contre lequel on argumente ; mais la liberté porte ses fruits.

Et pour l’action, elle n’enthousiasme que ceux qui ne font rien. L’écrivain est tout étonné lorsqu’il vient à penser que le bavardage ne fait pas une vie pleine, saine et suffisante. Mais qui en doute ? Les peuples ne sont pas des espèces de riches qui s’ennuieraient entre deux guerres. La France de 89 ne s’ennuyait point ; elle devint guerrière parce qu’il le fallait bien ; mais ils n’étaient pas, auparavant, occupés à tourner leurs pouces. Je vois au village des guerriers tannés et couturés ; il n’y a point de mois sans que l’on cite quelque dangereux coup de pied de cheval ; un autre est mort d’un coup de corne. L’arbre écrase trop souvent le bûcheron. Le couvreur fait campagne sur les toits. Le maréchal est cuit et recuit au feu de la forge. Toutes ces forces ne sont pas sans emploi, comme le bouillant journaliste essaie de le croire. Qu’il tienne la charrue seulement deux jours, il sera bien calmé.