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LES PROPOS D’ALAIN

I

Je rencontrai le vieux Sage au moment où je considérais une troupe de moufflons aux cornes massives qui se battaient pour une croûte de pain. Il m’emmena vers les singes et vers les crocodiles. Chemin faisant nous vîmes des vautours chauves drapés dans leurs ailes, des perroquets, des grues, des lions, des ours. Le long d’un grillage, on voyait l’ancêtre du cheval de fiacre, chargé de muscles, et la tête basse ; puis le zèbre trop paré, et l’indomptable âne rouge, que les savants appellent l’hémione. Au moment où nous considérions l’allure du chameau, sa toison inculte, son air étranger et ses yeux sans fond, le ciel prit une couleur d’orage, un vent soudain courba les branches, et de grosses gouttes de pluie roulèrent dans la poussière. Il y eut une déroute de nourrices et l’odeur de la pluie se mêla à l’odeur des fauves. Il fallut s’enfuir jusqu’au cèdre. C’est là que le vieux Sage me fit le discours que j’attendais.

« J’étais venu, dit-il, en curieux, comme vous-même, afin de me nourrir les yeux de formes et de couleurs nouvelles. Mais le hasard, qui nous a présenté en même temps que la force des bêtes la force de l’orage, a donné un sens à ces cornes d’antilope et à ces croupes d’âne sauvage. Vous avez remarqué combien tous ces êtres sont puissants, définis et fermés. Bien loin de donner l’idée de quelque chose d’imparfait et d’esquissé, et comme d’une humanité manquée, tout au contraire ils affirment leur type, et s’y reposent. Chacun d’eux se borne à lui-même, et n’annonce aucune autre volonté que la volonté de durer tels qu’ils sont et de se reproduire tels qu’ils sont. Les petits des moufflons ont déjà leur vie faite. Aucun doute ne leur viendra jamais. Ce sont des dogmes, toutes ces bêtes-là. »

Il réfléchit un moment, et dit encore ceci : « Platon enseignait que

les bêtes nous ont été données par les dieux, afin de nous faire comprendre la puissance de nos vices et de nos passions. Je ne crois guère qu’il y ait d’autres dieux en tout cela que les moufflons eux-mêmes, et les chameaux et les singes et les vautours. La leçon qu’ils nous

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